Dragage et rejet de sédiments dans l’habitat du béluga

Le gouvernement Legault doit décider cette année s’il autorise deux projets récurrents de dragage et de rejet de sédiments dans un secteur de l’habitat essentiel du béluga qui devrait faire partie de l’agrandissement du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent. Il n’existe toutefois aucune étude scientifique permettant d’évaluer les impacts de ces opérations sur cette espèce de plus en plus menacée, a appris Le Devoir.
La Société portuaire du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie (SPBSG) a récemment déposé l’étude d’impact de son projet de dragage de sédiments du port de Gros-Cacouna pour la prochaine décennie. Il est question de draguer jusqu’à 60 000 mètres cubes de sédiments tous les trois ans, afin de maintenir la profondeur d’eau nécessaire pour les navires commerciaux qui accostent au quai. Les sédiments chargés sur une barge seront ensuite rejetés plus au large. On prévoit jusqu’à 475 voyages étalés sur environ un mois, avec des travaux prévus 24 heures sur 24.
Le problème, c’est que ces travaux de dragage et de rejets se dérouleront directement dans l’« habitat essentiel » du béluga, et plus précisément dans un secteur névralgique pour les femelles et les jeunes, puisqu’il est considéré comme une pouponnière pour l’espèce. L’étude d’impact précise d’ailleurs que « le secteur de Cacouna est hautement fréquenté par les populations de bélugas (espèce en péril) et [que] ceux-ci sont sensibles à l’augmentation des matières en suspension, des niveaux de bruit et du trafic maritime lié aux déplacements de la barge/drague vers le site de rejet en eau libre ».
Ces animaux vulnérables à la pollution sonore et au dérangement devraient aussi être exposés à un autre projet de dragage, plus intensif, qui se déroulera non loin de là, à Rivière-du-Loup. Dans ce cas, la Société des traversiers du Québec (STQ) prévoit draguer chaque année 60 000 m3 de sédiments. Les travaux sont aussi prévus 24 heures sur 24, à raison de 15 à 30 voyages de barge vers le site de rejet situé dans l’estuaire, pour un total de 475 rejets chaque année.
« Mesures d’atténuation »
Ce projet, qui s’inscrit dans la continuité des travaux des années passées, a déjà été analysé par une commission du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Le rapport conclut que le projet est nécessaire pour le maintien du service de traversier entre Rivière-du-Loup et Saint-Siméon. Les commissaires estiment aussi qu’il « ne présente pas d’enjeu majeur », en raison notamment des « mesures d’atténuation » prévues et du programme de surveillance de la présence des bélugas durant les travaux.
À Gros-Cacouna et à Rivière-du-Loup, les promoteurs affirment qu’ils surveilleront les animaux lors du transport des sédiments et lors du dépôt en eau libre. Pour y parvenir, on prévoit une surveillance visuelle et à l’aide d’hydrophones, des appareils qui permettent de capter les sons émis par les bélugas. « Un surveillant expérimenté dans le suivi acoustique des mammifères marins supervisera le suivi », précise l’étude d’impact de la SPBSG.
Si un béluga s’approche dans un rayon de moins de 400 mètres, on assure que les travaux seront stoppés. À titre d’exemple, la STQ a calculé 28 heures d’arrêt en 2020, sur les 760 heures de travaux, selon un rapport déposé à Pêches et Océans Canada (MPO). Au sujet de ces données, le ministère précise que « les observateurs qualifiés constatent la présence de bélugas presque tous les jours à l’intérieur de la zone d’exclusion [de 400 mètres] ou au-delà ».
Dans les deux cas, les travaux sont par ailleurs prévus à l’automne, en dehors de la période de « haute fréquentation » du secteur. Selon ce que fait valoir MPO pour le cas de Rivière-du-Loup, « cette période représente un compromis pour permettre le dragage nécessaire au maintien du service de la traverse, et ce, tout en protégeant le béluga. Elle pourrait toutefois changer avec l’évolution des connaissances ».
À combien peut-on estimer le nombre de bélugas présents dans la région à cette période de l’année ? MPO n’a pas été en mesure de nous fournir de données, en précisant qu’un rapport est en préparation et qu’il devrait être terminé d’ici à l’automne 2023. Le ministère fédéral évoque simplement « une fréquence d’occurrence moins grande » à l’automne qu’au printemps.
Cela ne signifie pas que les travaux prévus aux deux ports, avec les rejets de sédiments dans un habitat important pour les femelles bélugas et leurs jeunes, sont sans risque. MPO précise notamment que « le bruit se propage efficacement dans l’eau, ce qui rendrait les activités de dragage perceptibles par les bélugas sur des distances de plusieurs kilomètres ».
L’étude d’impact de la SPBSG indique aussi que « le bruit des activités de rejet en eau libre peut engendrer un effet direct sur les mammifères marins en provoquant un évitement du site ou, indirectement, par l’évitement du site par leurs proies. Le son des bateaux lors du transport des sédiments vers le lieu de rejet peut également avoir un impact sur les mammifères marins ». Ces comportements d’évitement ou de fuite de ce secteur « pourraient entraîner des répercussions sur l’alimentation, la reproduction et les déplacements des mammifères marins, dont le béluga ».
Aucune étude
Or, malgré l’identification de nombreux risques pour une espèce protégée qui continue de décliner, MPO confirme l’absence d’étude scientifique sur le sujet. « Il n’y a effectivement pas d’études, du ministère ou d’autres organisations, qui documentent spécifiquement les effets du dragage sur les bélugas dans le Saint-Laurent. Les données sur d’autres espèces ailleurs dans le monde sont rares et, au mieux, très fragmentaires », précise-t-on dans une réponse écrite.
Dans leur rapport sur le projet de dragage de la STQ à Rivière-du-Loup, les commissaires du BAPE estiment pour leur part que « seule une étude des effets cumulatifs sur le béluga de l’estuaire du Saint-Laurent, dans la région de Rivière-du-Loup, menée conjointement par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs et par Pêches et Océans Canada, permettrait d’apprécier la contribution du dragage par rapport aux autres activités humaines ayant cours dans le secteur ».
Le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP), précise que le gouvernement Legault n’a pas encore donné le feu vert au projet de dragage de la STQ. Il termine actuellement « l’analyse sur l’acceptabilité environnementale », et une « recommandation » sera ensuite transmise au ministre Benoit Charette. En ce qui a trait au projet de Gros-Cacouna, l’étude d’impact n’a pas encore été jugée recevable par le MELCCFP. Une fois que ce sera le cas, une « période d’information publique » est prévue, au cours de laquelle les citoyens peuvent réclamer la tenue d’un BAPE.
Directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), Robert Michaud appelle à la plus grande prudence. « Le dérangement physique et acoustique est toujours considéré comme un des principaux facteurs susceptibles de freiner le rétablissement des bélugas. De plus, le dérangement, qu’il soit physique ou acoustique, est un des facteurs sur lesquels nous pouvons agir efficacement et rapidement. Tout projet susceptible d’accroître le dérangement physique ou acoustique dans l’habitat essentiel des bélugas doit être examiné à la loupe », explique-t-il.
Dans le cas de ces deux projets, il est fort possible qu’au moins la portion des rejets de sédiments se déroule dans une zone qui sera ajoutée au parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, une fois que le projet d’agrandissement souhaité par Québec et Ottawa sera terminé. Au moment d’annoncer ce projet, le 10 mars, le ministre Benoit Charette a souligné sa volonté d’« améliorer la protection des mammifères marins vivant dans l’estuaire du Saint-Laurent comme le béluga, qui est une espèce emblématique de la fragilité de cet habitat ».