Ottawa recommandera un «décret de protection» pour le caribou au Québec

Plusieurs hardes de caribous sont dans des situations extrêmement précaires au Québec. C’est le cas de celle des caribous de la Gaspésie, où on retrouve à peine plus d’une trentaine de bêtes.
Éric Deschamps Plusieurs hardes de caribous sont dans des situations extrêmement précaires au Québec. C’est le cas de celle des caribous de la Gaspésie, où on retrouve à peine plus d’une trentaine de bêtes.

Le constat des experts fédéraux est sans équivoque : le gouvernement Legault n’en fait pas assez pour protéger l’habitat du caribou forestier, une espèce qui accuse un déclin continu au Québec. Le ministre canadien de l’Environnement, Steven Guilbeault, recommandera donc la prise d’un « décret de protection » du cervidé, un geste critiqué lundi par son homologue québécois, Benoit Charette.

«J’estime, en tenant compte des renseignements disponibles, que la quasi-totalité de l’habitat essentiel du caribou [boréal] situé sur le territoire non domanial au Québec n’est pas efficacement protégée », écrit Steven Guilbeault dans une lettre qu’il a fait parvenir au ministre Charette et dont Le Devoir a obtenu copie.

Dans ce contexte, le ministre fédéral est tenu, en vertu du processus prévu par la Loi sur les espèces en péril, de « recommander à la gouverneure en conseil la prise d’un décret de protection » pour les parties non protégées de l’habitat essentiel. Cet habitat souffrant d’un manque de protection représenterait une superficie avoisinant les 35 000 km2, principalement sur des territoires convoités par l’industrie forestière.

« Le ministre a une obligation législative, et [l’analyse des experts fédéraux] arrive au constat que l’habitat essentiel du caribou n’est pas efficacement protégé. Compte tenu des résultats de cette analyse, il est maintenant tenu, en vertu de la Loi sur les espèces en péril, de recommander au gouverneur en conseil des options réglementaires pour la protection du caribou, au cas où elles seraient nécessaires », a précisé le cabinet, dans une réponse aux questions du Devoir.

«Collaboration »

Dans sa lettre, le ministre Guilbeault réaffirme toutefois qu’il « privilégie la collaboration » avec le gouvernement Legault dans ce dossier, après avoir menacé l’an dernier d’intervenir pour éviter la disparition éventuelle du caribou forestier au Québec. « Mon avis n’affecte en rien les échanges qui ont cours présentement en vue d’arriver à une solution durable pour le caribou. J’attends votre stratégie finale de conservation d’ici la fin juin 2023 qui, à ne pas en douter, sera fondée sur la science et sera élaborée en consultation avec les peuples autochtones », souligne ainsi le ministre fédéral de l’Environnement.

Le gouvernement Legault prévoit en effet de présenter en juin prochain sa « stratégie » de prévention de la disparition du caribou forestier. Groupes environnementaux, experts et représentants de Premières Nations pressent d’ailleurs Québec à agir depuis plusieurs années, en raison des déclins constatés dans plusieurs populations de caribous dans la province.

En 2019, le gouvernement caquiste avait décidé de repousser de quatre ans l’adoption d’un plan de sauvetage de l’espèce, avant de nommer en 2021 une « commission indépendante » chargée de lui faire des recommandations l’an dernier. Celle-ci a insisté sur le besoin de « procéder le plus rapidement possible à l’élaboration et la mise en oeuvre d’une stratégie de protection » du caribou forestier.

Compétence provinciale

Lundi, le ministre Benoit Charette a critiqué l’intention de son homologue canadien. « L’approche du gouvernement fédéral dans ce dossier est dure à suivre. Nous nous sommes pourtant entendus l’été dernier quant aux gestes à poser et Steven Guilbeault sait très bien que nous avons l’intention d’arriver à une stratégie d’ici l’été. Pour cela, on doit consulter les régions impliquées, y compris les communautés autochtones », a fait valoir son cabinet, dans une déclaration écrite.

«Nous n’avons pas changé de position : la protection et le rétablissement du caribou forestier et montagnard, c’est une compétence et une responsabilité du gouvernement du Québec », a-t-on ajouté.

«On entend poursuivre le travail, avec la collaboration du gouvernement fédéral. On ne peut toutefois pas faire abstraction de l’importance de la foresterie dans les régions, d’où la nécessité de bien faire les choses avec les parties prenantes », a aussi réitéré le cabinet du ministre. Il y a de cela quelques jours, des représentants de l’industrie forestière ont rencontré des élus, dont la ministre responsable de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Andrée Laforest. Ils redoutent les impacts de la protection du caribou pour l’industrie.

Déclin

Inventaire après inventaire, on constate que la situation du cervidé s’aggrave, et l’activité humaine, et plus précisément l’industrie forestière, est montrée du doigt pour expliquer les déclins.

De nouvelles données publiées en janvier par le gouvernement Legault révélaient ainsi qu’une population importante de la Côte-Nord accuse un déclin qui devrait la conduire, en partie, vers l’« extinction ». Deux hardes isolées, soit celle de Val-d’Or et celle de Charlevoix, ont même dû être envoyées en captivité pour éviter leur disparition. Dans le cas des derniers caribous de la Gaspésie, un projet de mise en enclos des femelles gestantes pourrait être réalisé cet hiver.

Directeur général de la Société pour la nature et les parcs du Québec, Alain Branchaud voit d’un bon oeil l’intention du fédéral, qui s’inscrit dans le processus normal de la législation qui protège les espèces en péril. « On ne pourra pas revenir en arrière sur la protection du caribou. Le ministre Guilbeault a franchi une ligne rouge et ne peut plus reculer. À partir de maintenant, soit le Québec avance et met en place les mesures, soit il va se faire imposer un décret en vertu de la Loi sur les espèces en péril », a-t-il fait valoir lundi.

Il estime que le gouvernement Legault a l’occasion, avec la protection de l’habitat du caribou, d’augmenter la superficie d’aires protégées au Québec, en vue de l’objectif de protéger 30 % des milieux naturels terrestres d’ici 2030. « Mais dans une optique de transition juste, cela doit se faire en tenant compte des impacts potentiels sur les communautés et les travailleurs », a insisté M. Branchaud.

Habitat connu

Les régions considérées comme faisant partie de l’« habitat essentiel » de l’espèce sont par ailleurs déjà recensées. C’est le cas de secteurs considérés comme étant prioritaires pour l’espèce, dont celui de « Grasset », situé dans la région du Nord-du-Québec, au nord et à l’ouest de Matagami. Même chose pour le secteur « Manouane-Plétipi-Manicouagan », d’une superficie de 16 191 km2, qui est situé sur la Côte-Nord, et pour celui de « Romaine », d’une superficie de 13 968 km2, aussi situé sur la Côte-Nord, à l’est de la rivière Romaine.

À cela s’ajoutent au moins une quinzaine de zones caractérisées comme des habitats essentiels de l’espèce. Le Devoir avait déjà révélé que plusieurs de celles-ci ont d’ailleurs été délaissées par le gouvernement Legault lors de la mise en place des « aires protégées » qui ont permis d’atteindre la cible de protection de 17 % du territoire du Québec, en 2020.

C’est le cas du secteur du Pipmuacan, situé au nord-est du lac Saint-Jean, et dont la protection est réclamée par les Innus. La population de caribous y est « dans un état extrêmement précaire » et « sa capacité d’autosuffisance est peu probable dans les conditions actuelles », selon un inventaire des experts du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.

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