La surconsommation, pire ennemi des forêts
L’agriculture est souvent montrée du doigt dans la déforestation de forêts cruciales pour la biodiversité. Or, 60 % de la disparition des forêts intactes découle maintenant de la demande mondiale croissante pour divers produits de consommation, de l’énergie ou des minerais.
C’est du moins ce qu’avancent des chercheurs dans une étude publiée dans One Earth — grâce à des données de géolocalisation et des modèles économiques — pour évaluer l’impact insidieux des exportations mondiales non seulement sur la déforestation, mais aussi sur la dégradation et la fragmentation des forêts intactes sur la planète.
Dans ce grand portrait, le Canada est ciblé comme un des pays les plus à risque de perte de forêts intactes, tout comme la Russie, l’Indonésie et l’Australie, en raison de l’accélération des exportations de matières premières.
« La perte de forêts intactes, ce n’est pas qu’un phénomène tropical, ça touche aussi des régions boréales, comme le Canada, où il reste beaucoup de ces forêts uniques et irremplaçables », explique Thomas Kastner, coauteur de cette étude et chercheur senior à l’Institut pour la biodiversité et le climat de Senckenberg en Allemagne.

L’étude rappelle que l’intégrité des forêts primaires, jamais exploitées par l’humain, est cruciale pour préserver la biodiversité, mais aussi pour réduire l’impact des changements climatiques en cours, car ces zones stockent jusqu’à trois fois plus de carbone que les forêts exploitées.
Quand ces zones forestières uniques sont morcelées et dégradées par des chemins forestiers, des corridors électriques ou gaziers, elles perdent leur capacité à protéger certaines espèces et à emmagasiner des gaz à effets de serre, soulignent ces chercheurs.
Consommation
« On voit qu’en Russie, la disparition des forêts intactes s’accélère en ce moment pour répondre à la demande mondiale en gaz et en bois. La demande européenne pour l’huile de palme nourrit aussi la disparition de forêts intactes en Indonésie », explique Thomas Kastner.
« On pense que la production de viande bovine entraîne la déforestation en Amazonie, mais il est difficile pour les consommateurs de se rendre compte que la production [de biens] transformés implique du bois et des métaux produits aux dépens de la forêt intacte. [Ça peut être aussi le cas] des services des secteurs tertiaires alimentés par l’électricité produite à partir du pétrole et du gaz », expliquent ces auteurs.
Le portrait mondial de ce délitement de la forêt — basé sur des données de 2014 — évalue qu’à elles seules, les importations de la Chine, de l’Union européenne et des États-Unis ont été à l’origine d’environ 37 % de la superficie en forêts intactes perdue en un an. La demande locale n’est souvent pas en cause dans la dégradation de ces forets uniques.
La perte de forêts intactes, ce n’est pas qu’un phénomène tropical, ça touche aussi des régions boréales, comme le Canada, où il reste beaucoup de ces forêts uniques et irremplaçables
Somme toute, des produits de consommation courants en Occident et en Asie (papier de toilette, couches, cellulaires) accélèrent la disparition des forêts intactes à des milliers de kilomètres, même sur d’autres continents.
Au Canada, l’étude estime que 139 000 hectares de forêts intactes ont été perdus pour répondre au besoin du marché américain (bois, minerais) et 38 000 hectares, pour le seul marché chinois. Plus du tiers des forêts intactes dégradées découlerait de la forte demande en produits de construction.
L’Europe serre la vie
La Communauté européenne, considérée comme le 2e importateur de produits liés à la déforestation dans le monde, a adopté en décembre dernier un règlement obligeant les entreprises à certifier qu’aucune des composantes de leurs produits n’est issue de la déforestation ou de la dégradation de forêts. On veut ainsi s’assurer, dès 2024, de la traçabilité et du caractère durable des produits importés sur le territoire européen. Rien de tel n’existe au Canada.
Pour le consommateur, estime Thomas Kastner, tenter de réduire son impact sur les forêts intactes reste un casse-tête, tant l’origine des matières ou des énergies utilisées pour produire des biens de consommation courants demeure obscure.
Selon lui, seules des actions concertées pourront stopper la perte des forêts intactes. « Il faudra des efforts internationaux pour contrer ces phénomènes, qui découlent de chaînes d’approvisionnement mondiales. C’est possible, l’Europe vient de le faire. Une autre façon serait aussi de réduire notre consommation à la base », dit-il.
Selon Pier-Olivier Boudreault, responsable de la conservation à la Société pour la nature et les parcs (SNAP-Québec), cette étude démontre que le Canada a un rôle important à jouer pour préserver les forêts intactes restantes.
« Ça vient déboulonner le mythe que seule l’Amazonie et aux prises avec ce problème ! L’Europe s’est engagée. Ici, il n’y a pas que la déforestation, mais aussi la dégradation des forêts intactes qui font que des écosystèmes et des espèces comme le caribou disparaissent. Les provinces pourraient adopter des politiques plus strictes envers l’industrie forestière. »