Cinq millions de tonnes de déchets de plus dans un dépotoir de la Mauricie?

Pour répondre « aux besoins grandissants », les promoteurs du projet demandent l’autorisation d’enfouir désormais jusqu’à 250 000 tonnes de déchets chaque année.
Renaud Philippe Le Devoir Pour répondre « aux besoins grandissants », les promoteurs du projet demandent l’autorisation d’enfouir désormais jusqu’à 250 000 tonnes de déchets chaque année.

L’exploitant d’un site d’enfouissement situé en Mauricie demande au gouvernement Legault de lui accorder l’autorisation d’y enfouir 250 000 tonnes de déchets par année, et ce, pour les 20 prochaines années. Ce projet d’expansion, conçu pour recevoir des matières résiduelles de différentes régions du Québec, nécessite d’empiéter sur des milieux humides et des zones boisées.

Le « lieu d’enfouissement technique » (LET) de Champlain, qui appartient à la Régie de gestion des matières résiduelles de la Mauricie (Énercycle) et qui est géré par Matrec, peut actuellement recevoir jusqu’à 150 000 tonnes de déchets chaque année. Avant le mois de juillet 2019, l’autorisation gouvernementale fixait le maximum à 100 000 tonnes.

Le site arrive maintenant à sa pleine capacité. Pour continuer à « offrir un service essentiel de gestion des résidus ultimes de qualité et à coûts raisonnables », Matrec, filiale de l’entreprise ontarienne GFL Environmental, doit étendre la superficie du LET. Selon ce que précise l’avis de projet déposé au ministère de l’Environnement du Québec, l’expansion du site d’enfouissement « offre également un support à la croissance de GFL », l’acronyme de « Green for Life ».

Pour répondre « aux besoins grandissants », les promoteurs du projet demandent aussi l’autorisation d’enfouir désormais jusqu’à 250 000 tonnes de déchets chaque année, et ce, pour les 20 prochaines années. Il s’agit d’une hausse de 66 % par rapport à la capacité annuelle actuelle. Le site en question, qui est situé au sud de l’autoroute 40, à l’est de Trois-Rivières, pourrait ainsi recevoir plus de cinq millions de tonnes de déchets au cours des deux prochaines décennies. Plus de 13 000 camions seront nécessaires chaque année pour le transport jusqu’au site.

Les municipalités de la Mauricie sont en train d’implanter un système de compostage, donc les besoins régionaux devraient diminuer

 

L’étude d’impact produite par les promoteurs indique aussi que le « marché principal » du LET couvrira un vaste territoire du Québec. Des déchets des secteurs résidentiel, industriel, commercial et institutionnel enfouis sur le site seront notamment transportés depuis Montréal et l’Estrie, en plus de ceux de la Mauricie. En ce qui a trait aux « résidus » de construction, de rénovation et de démolition (CRD), ils pourront provenir de huit régions différentes.

Porte-parole de Matrec, Bernard More souligne d’ailleurs que l’augmentation de la limite annuelle d’enfouissement servira essentiellement pour le traitement de « résidus fins » de CRD et de résidus de centres de tri de matières recyclables qui ne sont pas « valorisables ». « Il y a un besoin important pour les résidus de CRD au Québec », précise-t-il. Selon les plus récentes données de Recyc-Québec, 1,3 million de tonnes ont été enfouies en 2019.

Milieux naturels

Ce « projet d’agrandissement » suit actuellement un processus d’évaluation environnementale gouvernemental. Les promoteurs ont déposé leur étude d’impact au printemps 2022 et ils ont eu depuis plusieurs échanges de questions et de réponses avec les experts de différents ministères.

Une fois que l’étude d’impact aura été « jugée recevable », le projet sera soumis à un examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), confirme le cabinet du ministre de l’Environnement du Québec, Benoit Charette. « Une analyse environnementale rigoureuse sera par la suite effectuée en collaboration avec les autres ministères et organismes concernés par le projet. Au terme de cette analyse, le ministre fera une recommandation au gouvernement », précise-t-on.

Selon ce qui se dégage des centaines de pages de l’étude d’impact, l’expansion du dépotoir nécessitera d’empiéter sur des milieux humides et des zones boisées qui sont situés sur le terrain appartenant à Énercycle. Selon les plus récentes données disponibles, il est question de sacrifier au maximum 255 420 mètres carrés de milieux naturels terrestres, principalement d’érablières rouges. À cela s’ajoutent 25 000 mètres carrés de milieux humides. Le promoteur s’engage à verser « une compensation » financière pour les milieux humides perdus.

L’étude d’impact indique aussi que 52 espèces d’oiseaux ont été observées dans ce secteur, certaines y nichant, dont le pioui de l’Est, une espèce inscrite sur la liste des espèces en péril du Canada.

L’exploitation d’un dépotoir génère aussi du lixiviat, soit des eaux usées qui sont le résultat de l’eau qui s’écoule à travers les déchets. Celle-ci est recueillie et traitée dans une usine installée sur le site, avant d’être rejetée dans un fossé qui se déverse dans la rivière Champlain. Cette rivière est un habitat du dard de sable, une espèce considérée comme « menacée » en vertu de la Loi sur les espèces en péril. Le cours d’eau se jette aussi dans le fleuve Saint-Laurent.

Biogaz

Le biogaz produit par le site sera très majoritairement brûlé à l’aide d’une torchère, selon ce que prévoit l’exploitant. Le ministère de l’Environnement lui a donc suggéré d’étudier la possibilité de trouver des débouchés pour ce gaz, en évaluant le potentiel à 10 millions de mètres cubes. « Le LET de Champlain fera l’objet d’une étude de faisabilité et de rentabilité afin d’explorer les avenues possibles au chapitre de la valorisation énergétique du biogaz », répond le promoteur, tout en précisant que celle-ci ne sera pas réalisée « avant la délivrance des autorisations gouvernementales ».

Directeur général d’Énercycle, Stéphane Comtois estime que le projet d’expansion est bien accueilli dans la région. Il ajoute que les municipalités membres de la Régie de gestion des matières résiduelles de la Mauricie espèrent réduire la quantité de matières à enfouir grâce à l’implantation dans les prochains mois de la collecte résidentielle des matières organiques, soit le « bac brun ».

Selon le directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets, Karel Ménard, le projet en cours d’évaluation répond d’abord « aux besoins de l’entreprise Matrec, ou de GFL, dont elle est la filiale ». À la lecture des documents présentés par les promoteurs, il déplore la volonté d’utiliser le site de Champlain pour enfouir des matières provenant de différentes régions.

« Ça ne se justifie pas par rapport à des enjeux environnementaux et ça ne se justifie pas par rapport aux besoins. Les municipalités de la Mauricie sont en train d’implanter un système de compostage, donc les besoins régionaux devraient diminuer », ajoute M. Ménard. Ce dernier plaide pour « une planification provinciale » de la gestion des matières résiduelles, au lieu d’autoriser l’expansion de sites « à la pièce ». « Actuellement, c’est le “bar ouvert” pour l’élimination des poubelles », dénonce-t-il.

Une « culture du jetable »

Au-delà du projet d’expansion du LET de Champlain, la directrice générale d’Environnement Mauricie, Lauréanne Daneau, estime que le Québec doit surtout réfléchir aux moyens de réduire la quantité de matières à enfouir. « Il doit y avoir un changement de paradigme, parce que sinon, nous n’aurons pas le choix d’agrandir les sites. Il faut agir en amont collectivement », souligne-t-elle. Selon les données inscrites dans le rapport annuel 2021-2022 de Recyc-Québec portant sur les matières « éliminées », et donc envoyées à l’enfouissement, chaque Québécois a produit en moyenne 716 kilos de déchets. Une étude de « caractérisation » portant sur l’année 2019-2020 fait aussi état de 564 000 tonnes de papier et carton, de 471 000 tonnes de plastique, de 78 000 tonnes de verre et de 1,48 million de tonnes de matières organiques envoyées directement au dépotoir. Un nouveau bilan de la société d’État sera publié jeudi.



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