Les mères de New Delhi se battent pour un air respirable

Photo: Adil Boukind Le Devoir À seulement quelques kilomètres du centre-ville huppé de la capitale indienne, une communauté d’Indiens vit dans un petit bidonville, où les habitations sont presque toutes faites de carton, littéralement.

Les résidents de New Delhi, la capitale la plus polluée au monde, étouffent. Le Devoir vous présente les portraits d’Indiennes qui luttent pour un avenir où l’air sera respirable à l’intérieur des maisons, où les cuisinières sont une source importante de pollution. Dernier de deux textes sur l’impact de la pollution de l’air chez les plus démunis, en Inde.

Au cœur du centre-ville de la capitale indienne, on trouve le quartier huppé de Chanakyapuri, où des manoirs et des ambassades jalonnent les rues bordées d’arbres. Sauf qu’à seulement quelques kilomètres des immeubles riches et modernes, une communauté d’Indiens vit dans un petit bidonville, où les habitations sont presque toutes faites de carton, littéralement. Le contraste est sidérant.

C’est là qu’habite Manoura Begum, une femme de 40 ans, et ses enfants. Un dupatta d’un vert éclatant lui couvre la tête et les épaules. Elle accueille Le Devoir dans le petit carré de terre qui lui sert de terrain. Différents matériaux de construction sont utilisés dans le but de solidifier son habitation extrêmement fragile. Des sacs d’ordures s’accumulent devant l’entrée. Quelques coqs se promènent librement.

Dès son jeune âge, Manoura a commencé à oeuvrer comme ramasseuse de déchets dans les banlieues de la capitale — un emploi qu’elle occupe toujours aujourd’hui. Chaque jour, elle fait du porte-à-porte et collecte les déchets de 300 ménages pour les trier et revendre les matières récupérables.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Manoura Begum, ramasseuse de déchets, vit dans une habitation faite de toile en plein coeur d’un des quartiers les plus riches de New Delhi.
Photo: Adil Boukind Le Devoir

À force de travailler à l’extérieur à longueur de journée, la mère de famille — récemment devenue grand-mère — remarque que sa santé s’est détériorée au fil des années. Et ce qui empire son état, c’est de devoir cuisiner sur un « chulha », un petit fourneau traditionnel d’intérieur qui utilise généralement du bois ou du charbon comme combustible.

« Je dois trouver une façon de sortir d’ici. […] L’air me rend malade. Je suis allée consulter un médecin, mais les médicaments sont trop chers », dit-elle au Devoir.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’environ un tiers de la population mondiale cuisine à l’aide de foyers ouverts ou de fourneaux inefficaces utilisant du pétrole, de la biomasse (bois, déjections animales, résidus agricoles) ou du charbon, ce qui engendre une pollution nocive à l’intérieur des habitations.

L’utilisation du chulha est répandue dans les foyers en Inde, surtout dans les régions rurales et dans les familles les plus pauvres. Les femmes et les enfants sont généralement les plus affectés, comme ce sont ceux qui passent le plus de temps à proximité.

La pollution de l’air à l’intérieur des habitations a causé environ 3,2 millions de décès dans le monde en 2020, dont plus de 237 000 décès d’enfants de moins de 5 ans, selon l’OMS.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Dans le bidonville où vit Manoura Begum, près du quartier de Chanakyapuri, quelques coqs se promènent librement.
Photo: Adil Boukind Le Devoir

Le petit-fils de Manoura sort de la frêle habitation à l’improviste. Il soulève, sans crainte, un coq blanc qui fait presque sa propre taille. Sa grand-mère le regarde avec un doux sourire.

« J’espère que mes enfants et lui auront la possibilité de sortir d’ici, non seulement pour se trouver un meilleur emploi [que le mien], mais aussi pour sauver leur santé. »

Les mères guerrières

En plus d’être à la tête de Safai Sena, une organisation qui défend les droits des ramasseurs de déchets, Manoura s’est jointe au groupe Warrior Moms (mères guerrières), un collectif de mères indiennes militant pour un plan de réduction de la pollution de l’air. Le groupe a été formé le 7 septembre 2020, la Journée internationale de l’air pur.

Présente à ses côtés, la cofondatrice Bhavreen Kandhari ne mâche pas ses mots. « Nous, [les Indiens], on ne demande jamais rien au gouvernement. On ne demande pas de bonnes infrastructures de santé. On ne demande pas de l’air pur. On vit comme des idiots qui passent leur vie sans demander des comptes », lance-t-elle avec aplomb.

« Mais si on veut faire bouger les choses, on a besoin d’une masse de gens. On a besoin de personnes qui se mobilisent », ajoute-t-elle. Elle a commencé à militer pour la cause au début des années 2000, après que ses jumelles ont été victimes de problèmes respiratoires.

 

Cet automne, les mères de Warrior Moms, qui résident dans plusieurs États d’un bout à l’autre du pays, ont distribué et envoyé près de 5000 cartes postales à des fonctionnaires pour réclamer un combustible de cuisine non polluant accessible à tous.

En 2016, l’État avait déjà fourni une subvention de 200 roupies indiennes (3 dollars canadiens) aux ménages pour s’acheter des bouteilles de propane — une subvention insuffisante, selon le groupe, comme le prix d’une bouteille atteint maintenant 1000 roupies (16 dollars). La subvention est toujours en vigueur, mais le collectif de mères exhorte le gouvernement à la bonifier.

« Dans notre réalité post-COVID, tout est devenu tellement plus cher. Alors même si des options plus propres existent, qui a les moyens de se les payer ? C’est pourquoi plusieurs se rabattent sur le bois et le charbon, même si c’est extrêmement mauvais pour eux », explique Bhavreen.

« Plus de 40 % des ménages indiens cuisinent à l’aide de bouse de fumier, de bois de chauffage, de résidus agricoles, de kérosène ou de charbon de bois en raison du coût élevé des combustibles non polluants pour la cuisine », peut-on lire sur une carte que Manoura a donnée au Devoir. Ces cartes, rédigées en anglais ainsi que dans plusieurs langues régionales, ont aussi été envoyées aux responsables du ministère indien du Pétrole et du Gaz naturel.

À la suite de l’envoi des cartes postales et d’une lettre officielle aux autorités gouvernementales, une vingtaine de membres du Parlement indien ont apporté leur soutien à la demande du collectif. Celui-ci attend maintenant le budget 2023-2024, qui sera présenté le 1er février.

La cofondatrice du mouvement est claire : le groupe de mères continuera ses efforts et ses initiatives tant que la santé des enfants sera à risque. « Je pense que chaque parent devrait réagir, crier, et se battre pour l’avenir de nos enfants. Quand on sait que nos enfants vivront 10 ans de moins que ceux d’un autre pays, comment peut-on ne pas être en colère ? »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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