L’éternelle pollution de la Yamuna, rivière sacrée de l’Inde

À travers les amas de détritus, des vaches maigrichonnes mâchent des bouteilles de plastique pendant que des chiens dorment sur des buttes de débris.
Photo: Adil Boukind Le Devoir À travers les amas de détritus, des vaches maigrichonnes mâchent des bouteilles de plastique pendant que des chiens dorment sur des buttes de débris.

Sacs de plastique, bouteilles, emballages, vieux vêtements, boîtes de carton souillées, pots en terre cuite brisés… Des milliers de déchets sont échoués sur des kilomètres le long des bordures de la rivière Yamuna. En voyant son piètre état, il est difficile de croire qu’il s’agit d’un des cours d’eau les plus importants et les plus sacrés de l’Inde.

Quand Le Devoir s’est promené sur les berges, au nord de la capitale indienne, New Delhi, il était presque impossible de marcher sans mettre le pied sur un déchet. À travers les amas de détritus, des vaches maigrichonnes mâchent des bouteilles de plastique pendant que des chiens dorment sur des buttes de débris. Hormis les animaux errants, les lieux sont déserts.

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Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

S’étirant sur plus de 1300 kilomètres, l’affluent du fameux Gange est devenu l’une des rivières les plus polluées au monde.

Jitendra Nagar, professeur à la Faculté d’environnement de l’Université de Delhi, nous accompagne, les yeux au sol, avant de s’arrêter abruptement. Devant lui se trouve un amas de fruits et de colliers de fleurs orangées.

« Ces restes ont été laissés par des pèlerins qui viennent ici pour prier. Ils offrent des fruits et légumes aux dieux, mais jettent aussi d’autres déchets dans la rivière. Ils pensent que les dieux seront heureux de recevoir leurs déchets puisque la rivière est un endroit naturel », explique le professeur, vêtu d’une chemise vert pâle.

« D’une certaine manière, ce n’est pas totalement de leur faute, plusieurs n’ont aucune éducation. Mes grands-parents, qui vivaient dans un petit village, pensaient fermement que l’eau est une ressource inépuisable qui se régénère d’elle-même, qu’il était techniquement impossible de polluer un cours d’eau », explique-t-il en hochant la tête d’un air désapprobateur.

En temps normal, d’énormes amas de mousse toxique recouvrent la surface de la rivière. Ces masses blanchâtres, dont la texture s’apparente à celle de nuages vus de haut, sont dues à un afflux important d’eaux usées et de déchets industriels.

Lors du passage du Devoir, au mois d’octobre, l’écume s’était toutefois dissipée en raison des fortes pluies. « Vous n’êtes pas chanceux, vous auriez pu apercevoir la mousse il y a quelques semaines », lance le professeur en riant.

Les résidents de Delhi n’osent généralement pas s’aventurer dans les eaux polluées de la Yamuna, sauf lors de fêtes religieuses, indique Vimlendu Jha, fondateur de l’organisation écologiste Swechha, l’une des plus importantes à New Delhi. Se baigner dans les eaux polluées comporte toutefois de nombreux risques pour la santé.

« On parle d’une eau hautement toxique. Elle peut entraîner des troubles cutanés, des problèmes digestifs ou même provoquer des cancers. C’est un énorme problème de santé publique à long terme », déplore l’environnementaliste, qui a passé les 22 dernières années à militer pour le nettoyage et la restauration du cours d’eau.

Compromettre l’écologie

Tous les jours, plus de 3500 millions de litres d’eaux usées sont jetés dans la Yamuna en raison des lacunes des infrastructures de traitement. Ces eaux usées sont principalement issues des activités domestiques, d’où la présence d’une teneur élevée en détergent et en produits chimiques, substances qui représentent plus de 80 % de la charge polluante du fleuve.

Les installations industrielles rejettent aussi des eaux usées non traitées et des polluants. En 2020, un rapport du Comité de lutte contre la pollution de Delhi a révélé que les niveaux de polluants dans la rivière avaient considérablement diminué pendant le confinement associé à la pandémie de COVID-19, durant lequel les activités industrielles avaient été suspendues.

Toute cette pollution vient principalement de la capitale indienne, traversée par un tronçon de 22 kilomètres de la Yamuna, qui représente moins de 2 % de la longueur totale du cours d’eau, mais environ 80 % de la pollution. Dans cette section de la rivière, l’eau est même jugée inadéquate pour la baignade des animaux. Il n’y a pratiquement aucune vie aquatique.

Autre problème : environ 70 % de l’approvisionnement en eau de Delhi provient de la Yamuna et des canaux qui s’y alimentent. Cette surextraction cause une baisse des niveaux d’eau de la rivière, ce qui réduit sa capacité à diluer et à transporter les polluants.

« La Yamuna est un exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire en tant que pays en développement. À cause de l’accélération de l’industrialisation, nous avons compromis nos cours d’eau et notre écologie », déplore l’environnementaliste Vimlendu Jha.

Prochaine génération

Au cours des deux dernières décennies, Vimlendu Jha a vu les projets de restauration se multiplier, sans succès. « Il y a un plan d’action pour nettoyer la Yamuna depuis 20 ans, mais concrètement, rien n’a changé, en raison de la manière dont nous nous attaquons au problème. »

« Tous les projets de “nettoyage” que le gouvernement a lancés se concentrent sur l’après-pollution plutôt que de regarder les deux sources du problème : ils devraient examiner comment réduire les polluants de l’eau et comment assurer un débit minimum de la rivière », souligne-t-il.

Pour Jitendra Nagar, l’avenir de la Yamuna et des autres rivières du pays devra également passer par un énorme travail d’éducation de la population. Sur les berges, il nous explique qu’on a, sous les yeux, un exemple parfait du manque de sensibilisation de la population au problème de pollution.

Il nous pointe du doigt le pont Yamuna, qui enjambe la rivière à partir du village de Wazirabad, à l’est de Delhi. De loin, on peut apercevoir une haute barrière qui ceinture ses rebords.

« Il y a une dizaine d’années, les gens jetaient leurs déchets dans la rivière à partir du pont. Ils s’arrêtaient même en voiture pour le faire. Le gouvernement a donc dû le couvrir pour les en empêcher », explique-t-il. Malgré tout, des Indiens continuent de trouver des moyens de jeter leurs déchets dans la rivière et sur ses berges.

Depuis quelques années, tous les étudiants du premier cycle de l’Université de Delhi doivent suivre un cours obligatoire en études environnementales. Jitendra Nagar conclut : « Certaines personnes ne sont même pas au courant que la Yamuna est hautement polluée. […] Le futur doit passer par une génération qui sera mieux éduquée et qui sera sensible aux enjeux environnementaux. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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