En attente d’une décision cruciale pour le chevalier cuivré

Près de deux ans après avoir reçu le feu vert du gouvernement Trudeau, le projet de port industriel de conteneurs de Contrecoeur n’a toujours pas obtenu l’autorisation de détruire un habitat essentiel du chevalier cuivré, un poisson qui n’existe qu’au Québec et qui est en voie de disparition. Cette autorisation est essentielle pour la réalisation du projet, mais les opposants affirment qu’elle contreviendrait à la législation fédérale qui protège les espèces en péril.
Le fédéral a donné son aval au projet de 750 millions de dollars de l’Administration portuaire de Montréal (APM) au début du mois de mars 2021. L’objectif est de construire, sur la rive sud du Saint-Laurent, un nouveau port où transiteraient chaque année 1,15 million de conteneurs et jusqu’à 1200 camions chaque jour. Il s’agirait du plus gros projet portuaire des dernières décennies au Québec.
La capacité des installations du port de Montréal sur l’île étant de 2,1 millions de conteneurs annuellement, le projet de Contrecoeur permettrait de faire passer le total dans la région à 3,25 millions de conteneurs chaque année, soit une hausse de 55 %. Le projet comprend également l’aménagement d’une gare ferroviaire de triage de sept voies.

Preuve des appuis politiques à Ottawa et à Québec, les deux ordres de gouvernement ont déjà offert respectivement 300 millions de dollars et 55 millions de dollars en soutien au promoteur, et ce, avant même que ce dernier ait reçu toutes les autorisations nécessaires. Le fédéral avait d’ailleurs annoncé son offre de fonds publics avant le dépôt d’une étude d’impact jugée complète.
La construction de ce port implique le dragage d’au moins 750 000 mètres cubes de sédiments du fleuve, sur une superficie estimée à 150 000 mètres carrés (environ 20 terrains de soccer). Le projet entraînera aussi la destruction de portions de l’habitat essentiel du chevalier cuivré, qui est dûment protégé depuis 2021 en vertu de la Loi sur les espèces en péril (LEP) du Canada.
Dans ce contexte, le promoteur doit obtenir un « permis » lui permettant de détruire des éléments de l’habitat essentiel pour construire son quai de 675 mètres de longueur. La législation prévoit que l’autorisation peut être accordée si le permis est demandé pour des « recherches scientifiques », une « activité qui profite à l’espèce » ou si le projet « ne touche l’espèce que de façon incidente ». Qui plus est, l’autorisation ne peut être accordée que si « toutes les mesures possibles sont prises afin de minimiser les conséquences négatives de l’activité pour l’espèce, son habitat essentiel ou la résidence de ses individus ».
« La science »
Malgré plusieurs mois de démarches, l’APM n’a toujours pas obtenu ce permis, a confirmé au Devoir le ministère Pêches et Océans Canada (MPO). « À ce jour, le MPO n’a pas reçu toute l’information nécessaire pour prendre une décision. Conséquemment, il n’y a pas d’échéance spécifique en ce moment pour rendre une décision », a-t-on précisé.
Au cabinet du ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, on s’en remet à l’analyse en cours. « Le dossier est actuellement à l’étude au MPO. Les décisions du gouvernement du Canada sont toujours basées sur la science. Nous ne pouvons pas nous prononcer tant que toute l’information n’est pas disponible », a-t-on fait valoir, dans une réponse écrite.
Le gouvernement Legault, qui s’était opposé en 2021 à la protection de l’habitat essentiel du chevalier cuivré, estime que l’évaluation environnementale fédérale a pris en compte la situation des espèces fauniques. « Des engagements ont été pris par l’initiateur du projet afin de minimiser les impacts du projet sur ces espèces fauniques », a indiqué le cabinet du ministre de l’Environnement, Benoit Charette, par courriel. Concernant le chevalier cuivré, le ministère « est toujours en attente du plan de compensation du fédéral et compte apporter les suivis nécessaires ». Des demandes précises en lien avec la compensation des aires d’alimentation des poissons auraient été formulées, selon les informations obtenues par Le Devoir.
L’Administration portuaire de Montréal se veut rassurante quant à la possibilité d’implanter un port industriel dans les limites de l’habitat essentiel, et ce, sans nuire à l’espèce. Elle prévoit notamment réaliser « un projet de restauration de deux hectares d’herbiers servant d’habitat au chevalier cuivré, soit le double de la portion d’herbiers qui sera affectée ».
Le promoteur dit aussi avoir mandaté l’Union des producteurs agricoles pour mettre en place un programme sur cinq ans « d’amélioration de la qualité de l’eau » dans le bassin-versant de la rivière Richelieu, où on trouve les deux seules frayères connues du chevalier cuivré. « On a tous le même but : des mesures qui fonctionnent », résume l’APM. Le promoteur espère que son projet sera complété d’ici la fin de 2026.
Si le fédéral accorde le permis demandé en vertu de la LEP, il risque toutefois de devoir faire face à une action en justice, prévient la Société pour la nature et les parcs du Québec. « Compte tenu des meilleures connaissances scientifiques actuellement disponibles, tant sur la situation du chevalier cuivré que sur la valeur des mesures de compensation proposées, nous ne voyons pas comment le gouvernement fédéral pourrait délivrer un permis autorisant la destruction d’une partie de l’habitat essentiel de l’espèce tout en respectant la Loi sur les espèces en péril », résume son directeur général, Alain Branchaud.
Dans un « avis scientifique » produit par quatre biologistes, dont M. Branchaud, on souligne en outre que le dragage prévu pour le projet de Contrecoeur pourrait avoir des impacts sur des herbiers situés en aval et qui sont importants pour le chevalier cuivré. Sans oublier les impacts de l’augmentation prévue de la circulation maritime, qui pourrait atteindre 156 navires porte-conteneurs chaque année.
Un programme de reproduction
Le gouvernement du Québec finance depuis 2004 un programme de reproduction en captivité pour tenter de sauver le chevalier cuivré de la disparition. Les experts qui pilotent le projet constatent d’ailleurs des « signaux encourageants », mais les menaces pour l’habitat représentent un risque bien réel pour le rétablissement.
La biologiste Nathalie Vachon est responsable du programme de sauvetage de ce poisson très menacé. En entrevue au Devoir, elle explique que des individus adultes sont capturés temporairement au printemps dans la rivière Richelieu, afin de récolter les oeufs et la semence. Le tout est envoyé à la station piscicole de Baldwin Mills, en Estrie. Au bout de quelques mois, les très jeunes chevaliers cuivrés nés en captivité sont ensuite ensemencés dans la rivière. Plusieurs milliers de ces jeunes poissons peuvent ainsi être réintroduits dans la nature.
Les efforts déployés années après année semblent donner des résultats, selon Mme Vachon. « Il y a des signaux encourageants, mais il ne faut pas lâcher. Il faut faire un travail à long terme. » Selon la plus récente évaluation de la population totale, qui se limite à un tronçon du Saint-Laurent et qui se reproduit seulement dans deux frayères de la rivière Richelieu, on comptait en 2014 moins de 2000 individus. Dans ce contexte, souligne Mme Vachon, la protection des habitats du poisson est primordiale. « On travaille à reconstituer une population. Il est donc important de protéger son habitat. L’un ne va pas sans l’autre. »