À l’affût de la nyctale
L’Observatoire des oiseaux de Tadoussac pilote depuis plus de 25 ans un programme de recherche sur ce petit rapace nocturne méconnu. Ses travaux démontrent d’ailleurs l’importance de faire le suivi de l’état des populations d’espèces sauvages qui témoignent de la santé des forêts du Québec.
Il fait noir aux dunes de Tadoussac et aucune lumière artificielle ne permet de s’orienter pour retrouver la trace des installations de l’Observatoire des oiseaux qui sont pourtant situées tout près. Seuls des sons qui nous sont peu familiers, semblables à des « bip » répétitifs, brisent le silence ambiant. Il ne s’agit d’ailleurs pas de chants naturels, mais bien d’enregistrements qui servent à attirer deux espèces de rapaces nocturnes qui ont des airs de petits hiboux : la petite nyctale et la nyctale de Tengmalm.
Ces dispositifs, qui imitent les chants des deux espèces, sont mis en marche chaque soir à la nuit tombée, du début septembre à la fin du mois d’octobre, pour attirer les rapaces vers les filets qui sont tendus pour les attraper durant leur migration automnale. Celle-ci les amène à passer notamment dans ce secteur de la Côte-Nord situé le long de l’estuaire du Saint-Laurent.
C’est d’ailleurs là qu’est né le premier programme du genre au Québec, en 1996. « Nous avons très peu d’informations sur les rapaces nocturnes. Les connaissances sont essentiellement limitées aux sites de nidification. C’est d’ailleurs un des éléments qui ont mené à la création de ce projet. Et pour le créer, il fallait se demander comment placer les filets, quels chants utiliser et à quel moment le faire. Ce n’est pas simple », explique Alexandre Terrigeol, directeur des opérations à l’Observatoire des oiseaux de Tadoussac (OOT).
En photos
Depuis, chaque année, des équipes de chercheurs appuyées par des bénévoles passent des soirées fraîches et des nuits froides à capturer des nyctales. « Nous avons peu de moyens pour suivre les populations de ces espèces. C’est pour cela qu’un système de stations de capture et de bagage a été développé dans les années 1980 aux États-Unis. Et lorsque le projet a débuté à Tadoussac, nous avions tellement peu de données sur les petites nyctales qu’on croyait que leur nidification en forêt boréale était anecdotique. Mais dès la première année, il y a eu plus de 100 captures, ce qui était très étonnant », raconte Pascal Côté, qui a été directeur de l’OOT de 2008 à 2021.
Cueillette d’informations
La formule, éprouvée, est en fait un protocole rigoureux qui est conçu pour récolter des informations « tout en minimisant les impacts » sur les oiseaux, qui sont évidemment stressés par une telle opération, souligne Laetitia Desbordes, responsable du programme de la surveillance migratoire des nyctales.
Selon ce qu’a pu constater Le Devoir en passant une soirée sur place, les rapaces, très majoritairement des petites nyctales femelles, sont attirés par les chants diffusés et viennent se prendre dans les filets. L’équipe effectue le tour de ceux-ci toutes les 30 minutes, au maximum. Lorsqu’une nyctale s’y trouve, elle est démaillée, placée dans une poche de tissus et transportée jusqu’aux installations de l’OOT, situées à quelques dizaines de mètres de là.
C’est là que, tout en manipulant délicatement l’oiseau, on vérifie son état chair, donc sa corpulence, qui demeure modeste. Une petite nyctale adulte dépasse à peine les 100 grammes (avec en prime une « grosse femelle » de 106 grammes le soir de notre passage).
En analysant par la suite le patron de mue des plumes des ailes, on peut aussi obtenir des informations sur l’âge de chaque individu, ce qui permet d’évaluer combien des oiseaux capturés sont des jeunes de l’année, ce qui donne une idée du succès de la reproduction. En 2022, la moitié des quelque 300 petites nyctales étaient des jeunes nés dans les mois précédents.
« C’est une bonne année, mais ça ne veut pas dire que la population se porte bien. On ne peut pas tirer ce genre de conclusion », nuance Alexandre Terrigeol. Le nombre de captures, d’une année à l’autre, soulève également des questions pour lesquelles les chercheurs n’ont pas encore de réponse. « Est-ce que les changements climatiques ou les coupes forestières influencent la composition des forêts, et donc l’abondance de nourriture dont elle a besoin ? C’est difficile à dire. »
L’équipe de l’OOT vérifie par ailleurs si l’oiseau porte déjà une bague à sa patte. En 2022, à peine deux rapaces en portaient une, soit un capturé en 2019 et un autre en 2021. « Ça nous permet de vérifier la survie de ces individus et de pouvoir les suivre », précise Alexandre Terrigeol. Il faut dire que les nyctales qui sont baguées à Tadoussac peuvent aussi être recapturées ailleurs, par exemple dans une station de recherche des États-Unis. Leurs migrations peuvent en effet les amener dans différents États américains, et notamment jusqu’au sud de la Pennsylvanie.
Si le petit rapace ne porte pas de bague, on mesure sa patte avant de lui en installer une. Par la suite, chaque oiseau est amené jusqu’à une petite tablette de bois située au milieu des arbres, à côté de la roulotte qui sert de refuge aux chercheurs et aux bénévoles. Une photo est alors prise, afin de proposer la nyctale à une « adoption » symbolique qui sert en fait à financer la recherche. « Les gens qui en parrainent une peuvent lui donner un nom, et si elle est recapturée, ils sont prévenus », mentionne le directeur des opérations de l’OOT.
Suivi d’espèces
Tout en saluant le travail des bénévoles qui permettent au projet de suivi de se concrétiser année après année, Pascal Côté déplore « le manque de financement » pour ce genre de recherche. « Financer un projet de suivi faunique à long terme, c’est hypercompliqué. Les gouvernements sont prêts à offrir du financement pour cinq ans, par exemple. Mais par la suite, ça devient très complexe d’obtenir des fonds. Pour le faire malgré tout, ça prend beaucoup de volonté. Et c’est important. Pour avoir des données de qualité, il faut des suivis à long terme, donc beaucoup plus que cinq ou dix ans. »
Sans les suivis à long terme, nous n’aurions aucune idée de la santé de la population, et donc aucune possibilité d’évaluer si l’espèce est en déclin ou non. Si elle est en déclin, il faut prévoir des mesures de protection.
Selon Alexandre Terrigeol, la pertinence de la cueillette d’informations effectuée depuis plus de 25 ans par l’OOT ne fait aucun doute. « Les données à long terme, qui sont peu abondantes, nous permettent de voir quelles sont les tendances d’abondance des espèces. Est-ce que la tendance est à la hausse ou à la baisse ? Est-ce qu’il y a plus de juvéniles ? Avec des données à long terme, on peut comparer les années. Et on peut regrouper les données avec d’autres observatoires, pour vérifier les tendances des populations à l’échelle nord-américaine. »
Même son de cloche du côté de l’ancien directeur de l’OOT. « Sans les suivis à long terme, nous n’aurions aucune idée de la santé de la population, et donc aucune possibilité d’évaluer si l’espèce est en déclin ou non. Si elle est en déclin, il faut prévoir des mesures de protection. » Il souligne d’ailleurs que pour d’autres espèces de rapaces qui nichent en forêt boréale, les données sont tellement limitées qu’il est pratiquement impossible d’évaluer la « santé » des populations.
Un constat qui pourrait appeler à davantage d’efforts de la part du Québec, non seulement pour la faune aviaire, mais pour plusieurs autres espèces dont la situation demeure relativement méconnue. Le gouvernement s’est d’ailleurs engagé à respecter le cadre mondial sur la biodiversité signé récemment à Montréal. Celui-ci prévoit de mieux protéger les milieux naturels, mais aussi de freiner le déclin et l’extinction de la faune et de la flore.