Le paradoxe climatique de Singapour

Ce texte est tiré du Courrier de la planète du 20 décembre 2022. Pour vous abonner, cliquez ici.
Singapour en met plein la vue. En déambulant dans les rues de son audacieux et verdoyant centre-ville, le jour de notre arrivée, le photographe Valérian Mazataud et moi tombons sur Kampong Glam, le quartier historique malais de la cité-État. Les terrasses des restaurants débordent de touristes affamés. Une mosquée à la coupole dorée rend la scène digne d’une carte postale.
Poursuivant notre flânage, nous voyons depuis la ruelle l’envers du décor: des dizaines de climatiseurs, fixés aux murs, soufflent la chaleur des restos vers l’extérieur. Panasonic, Mitsubishi, Daikin — tous les fabricants participent à cette tapisserie réfrigérante. Discret travail, mais ô combien essentiel dans cette ville tropicale où les financiers portent le veston et la cravate.
Pourquoi Singapour? Nous y sommes allés pour tenter de saisir les leçons de densité urbaine qu’offre la cité-État située à la pointe de la péninsule malaise. Le logement social, les transports et la production alimentaire y font l’objet de politiques publiques et d’expérimentations qui pourraient aider le Québec à relever les défis de l’avenir.
Au fil de nos 12 jours là-bas, nous avons aussi compris pourquoi on surnomme Singapour la «nation de la climatisation». Lee Kuan Yew, le premier ministre fondateur du pays, a déjà déclaré au Wall Street Journal que le climatiseur était l’invention la plus importante du dernier millénaire: il permet aux habitants des pays tropicaux de faire preuve de «concentration mentale», ce qui, à terme, «réduira à néant l’écart» entre les pays chauds et froids…

Omniprésente à Singapour, la climatisation gobe une énorme partie de l’énergie consommée. Le quart de l’électricité d’un ménage y passe. Et puisque 95% de l’électricité singapourienne provient de centrales au gaz naturel, la climatisation — qui devient de plus en plus cruciale à mesure que le thermomètre mondial rougit — contribue fortement à l’empreinte carbone du pays.
«Pour nous, à Singapour, les changements climatiques sont un risque existentiel», souligne Tan Hang Chong, un naturaliste de 48 ans qui nous sert de guide dans le parc côtier de Pasir Ris, par un dimanche matin pluvieux. Le gouvernement est du même avis que M. Tan: les changements climatiques posent un défi pour la sécurité nationale du pays, dont 30% du territoire se trouve à moins de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer.
Ce matin-là, M. Tan transmet ses connaissances à un groupe de jeunes passionnés de l’environnement. La petite délégation, composée en bonne partie d’étudiants universitaires, s’avance sur une promenade en bois surélevée dans la mangrove, une forêt inondée à marée haute. On dirait que les arbres, qui déploient de longues racines hors du sol boueux, se tiennent sur des échasses. Des huîtres poussent sur leurs racines.
«Oh, regardez, un lézard qui nage!» s’exclame Shermaine Than, une jeune femme du collectif Lepak In SG, qui organise la marche en nature. Le varan malais agite sa langue bleue et poursuit sa nage. Cet individu juvénile fait partie de la plus grande espèce de lézard sur Terre, après le dragon de Komodo.
Après la balade, autour d’un repas à la foire alimentaire de Pasir Ris, les jeunes environnementalistes sont lucides: ils m’expliquent que la décarbonation de leur pays sera ardue. Il manque d’espace pour installer des panneaux solaires. Le vent ne souffle pas assez fort pour faire tourner des éoliennes. La construction de centrales nucléaires ne pourrait se faire loin de la population. Et l’achat d’hydroélectricité à d’autres pays d’Asie du Sud-Est menacerait le territoire des populations riveraines des grands fleuves.

D’ici là, le pays tente de se protéger de la montée des eaux. Des digues longent les trois quarts de sa côte. La mince fraction du littoral qui demeure à l’état naturel — sous la forme de mangroves, notamment — joue aussi un rôle important pour freiner les tempêtes qui frapperont de plus en plus fort en raison de la hausse du niveau de la mer.
Sur certains segments de la côte, il est possible de recréer des mangroves pour protéger la côte, souligne Daisuke Taira, un chercheur postdoctoral qui étudie le potentiel de cette approche le long du littoral de l’Asie du Sud-Est. «Je prépare un cadre pour la prise de décisions. Par exemple, où et quand planter une mangrove?» explique ce trentenaire à la barbichette éparse que nous rencontrons au coeur d’une autre mangrove, Berlayer Creek, dans le sud du pays.
Notre séjour tire alors à sa fin. Nous suivons M. Taira sur la promenade qui débouche sur Keppel Bay, un quartier cossu de la cité-État. De luxueux yachts mouillent dans la marina. Au loin, les hautes cheminées de l’île de Bukom témoignent de la présence de l’industrie pétrochimique. Singapour, qui joue à la fois la carte du risque climatique «existentiel» et celle des pétrodollars, baigne en plein paradoxe climatique.
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Ceux-ci ont été financés grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.