Recréer une forêt disparue

Une ancienne terre agricole où ont été transplantés des arbres matures
Photo: Natacha Jetha Une ancienne terre agricole où ont été transplantés des arbres matures

La restauration ou renaturalisation de milieux naturels qui ont été dégradés est l’une des stratégies employées pour freiner le déclin de la biodiversité. Dans le cadre de la Conférence de l’ONU sur la biodiversité (COP15), Ottawa s’est justement engagé, cette semaine, à restaurer 19 millions d’hectares de terres qui ont été déforestées et dégradées sur son territoire d’ici 2030.

En Montérégie, le prolongement de l’autoroute 35 en direction de la frontière américaine traversera plusieurs des rares parcelles boisées qui subsistaient encore dans le sud du Québec. Pour compenser cette destruction, le ministère des Transports et de la Mobilité durable du Québec a confié au Centre d’étude sur la forêt le mandat de recréer des écosystèmes forestiers à Pike River sur des terres agricoles, des friches envahies par le roseau commun et des boisés qui entourent les voies de ce tronçon de bitume.

Daniel Kneeshaw, directeur du Centre d’étude sur la forêt et professeur au Département de sciences biologiques de l’UQAM, coordonne ce grand chantier de restauration qui donne lieu à plusieurs expériences audacieuses, dont la transplantation d’arbres matures, le transfert de sol et la création d’une pépinière d’espèces d’arbres rares.

« Lorsque j’ai proposé au ministère de déplacer les grands arbres matures de la forêt qu’on allait raser pour construire l’autoroute dans le champ agricole qu’on voulait renaturaliser, plein de gens ont pensé que j’étais fou. Mais le ministère a accepté et nous a fourni une machine qui nous a permis de déplacer une cinquantaine d’arbres matures de plus de 20 mètres de haut », raconte M. Kneeshaw.

Trois ans après cette spectaculaire transplantation, un seul arbre est mort, et une petite forêt a pris vie.

On a aussi prélevé du sol de la forêt sacrifiée, que l’on a répandu sur cette parcelle de terre enclavée par l’autoroute. On a même ramassé des branches et des feuilles mortes que l’on a déchiquetées, puis déposées sur le sol. « Plusieurs études internationales ont montré qu’un sol qui est plus riche aura une meilleure multifonctionnalité. Il assurera plus de fonctions écologiques, notamment en lien avec le recyclage du carbone et de l’azote dans l’écosystème. Plus les sols hébergent des communautés multidiverses, c’est-à-dire des organismes de différents groupes, moins on y trouve de pathogènes et de gènes de résistance aux antibiotiques, ce qui est important pour la santé des végétaux et même pour celle des humains », souligne la spécialiste des sols Tanya Handa, du Département de sciences biologiques de l’UQAM.

« Dans les sols vivants, on trouve une biodiversité hallucinante, qui représente un quart de la biodiversité terrestre. La révolution génomique nous a permis de voir que la majorité de cette biodiversité est composée de bactéries et de champignons », précise-t-elle. Mais on y trouve aussi une microfaune constituée d’amibes, de protistes et de nématodes (petits vers), une mésofaune formée d’organismes comme des acariens et des collemboles, ainsi qu’une macrofaune qui comprend des mille-pattes, des centipèdes, des vers de terre, des araignées et des carabes (coléoptères).

La chercheuse a prélevé des échantillons de sol dans les différentes parcelles visées par la restauration avant que l’on procède à toute intervention. Elle prévoit de procéder à de nouveaux échantillonnages en 2026 et plus tard encore afin de voir comment se reconstitue la faune du sol et si l’ajout de feuilles mortes et de bois mort sur un petit secteur « peut accélérer la recolonisation des sols ».

M. Kneeshaw espérait pouvoir planter des arbres indigènes qui se sont raréfiés au Québec, comme le caryer ovale, l’érable noir, le chêne bicolore, le noyer cendré, le châtaignier d’Amérique et le platane d’Amérique. Mais comme il n’en trouvait dans aucune pépinière, il s’est associé à l’organisme sans but lucratif Ambioterra et au propriétaire de la ferme Terkivi, à Hemmingford, pour créer une pépinière qui cultive ces espèces indigènes devenues rares.

Une ancienne tourbière

Daniel Kneeshaw mène également depuis 2016 un projet de restauration d’une ancienne tourbière située à L’Épiphanie qui avait été détruite par le propriétaire pour en vendre la terre noire qu’elle contenait. Au début du projet, le site était couvert de phragmites (roseau commun), une espèce exotique envahissante que les chercheurs se sont évertués à éliminer en les coupant, en les recouvrant d’une toile géotextile, en plantant des arbres (épinettes noires, mélèzes, thuyas, sapins, pins gris, pins blancs) pour leur faire de l’ombre ainsi qu’en les inondant. Une fois qu’ils ont réussi à contrôler le phragmite, ils ont planté des éricacées, des arbustes qui tolèrent les conditions acides des tourbières, comme des bleuetiers et des kalmias à feuilles étroites. Ils ont semé des sphaignes, des bryophytes et des mousses. Et après six ans d’efforts, le site est aujourd’hui habité par plusieurs espèces d’anoures et d’oiseaux, par des chevreuils, des lièvres et des lapins à queue blanche.

M. Kneeshaw souligne que de telles restaurations coûtent très cher et qu’elles sont longues à effectuer. « Ça fait six ans qu’on travaille sur le boisé de L’Épiphanie et on devra continuer les travaux pendant encore 15 ans, car les espèces envahissantes représentent toujours une menace. Je recommande toujours de conserver autant que possible. »

Dans la forêt devant être détruite, l’équipe du Centre de la forêt a également prélevé des plantes printanières de sous-bois, dont plusieurs sont des espèces menacées, comme la sanguinaire, l’ail des bois, la cardamine de carcajou et l’asaret du Canada (aussi appelé gingembre sauvage du Canada). « Au printemps, on a marqué les endroits dans la forêt où ces plantes avaient poussé, puis à l’automne, lorsque les plantes étaient en dormance, on a prélevé des rhizomes ou des racines qu’on a transplantés dans les forêts qu’on reconstitue. En les transplantant à l’automne plutôt qu’au printemps, nous avons eu un succès fulgurant », affirme M. Kneeshaw.

On a aussi planté des arbres morts, déposé des chicots et des bûches sur le sol afin de fournir un habitat propice à toute une faune cavicole composée de pics et d’autres espèces d’oiseaux et de petits mammifères. Pierre Drapeau, cotitulaire de la Chaire UQAT-UQAM en aménagement forestier durable, en fera le suivi.

Dans l’espoir d’atteindre les caractéristiques d’une forêt mature plus rapidement que les 100 ans requis pour obtenir une forêt diversifiée, Nicolas Bélanger, professeur en sciences de l’environnement à la TELUQ, a proposé d’expérimenter sur une parcelle une démarche inverse à ce qui se passe normalement en nature. On plantera en premier des espèces dont la croissance est lente et qui poussent normalement dans l’ombre des espèces héliophiles — qui aiment la lumière —, qui sont les premières à coloniser un milieu déboisé. On laissera des espaces vacants pendant quelques années et, une fois que les espèces qui poussent lentement seront bien établies, on plantera dans ces ouvertures recevant beaucoup de lumière les espèces héliophiles qui croissent rapidement.

En prévision des nouvelles conditions environnementales qu’entraîneront les changements climatiques, on prévoit de planter sur un même site des arbres vivant actuellement dans des régions plus au nord, plus au sud, plus à l’est et plus à l’ouest que Pike River, afin de voir quelles espèces et quelle population de chaque espèce seront les mieux adaptées aux conditions extrêmes qui pourraient sévir avec les changements climatiques.

« Beaucoup disent que nos forêts vont ressembler davantage aux forêts du sud. C’est possible, mais depuis 2020, on a connu des mois de mai très froids suivis par des mois de juin très secs et chauds. Peut-être que les plantes qui pourront tolérer ces extrêmes seront celles venant des populations qui poussent plus au nord, où elles subissent des conditions extrêmes, dont des journées de 30 °C durant l’été et des froids sibériens l’hiver. Les populations de frêne noir du sud des États-Unis n’ont probablement pas le même bagage génétique et les mêmes capacités d’adaptation que les populations qui poussent à la Baie-James », explique M. Kneeshaw.

Étant donné que les parcelles à restaurer comprennent des zones humides, l’herpétologue Marc Mazerolle de l’Université Laval a pour mission de surveiller l’évolution des espèces d’amphibiens sur le site au cours des dix prochaines années, car ces animaux « sont de très bons indicateurs de la qualité des milieux humides ». Avec son collègue Pierre Drapeau, spécialiste des oiseaux, il a déployé à proximité du site de restauration des dispositifs automatisés qui enregistrent en soirée et durant la nuit les chants des anoures, ces amphibiens sans queue qui chantent durant leur saison de reproduction, et tôt le matin les gazouillis des oiseaux. Après deux saisons (de fin avril à fin juillet) d’enregistrements, M. Mazerolle a pu détecter la présence du crapaud d’Amérique, de la rainette versicolore, de la grenouille verte, de la grenouille des bois, du ouaouaron, de la grenouille léopard et de la rainette crucifère sur le site.

Ce grand projet de restauration est en grande partie financé par le ministère des Transports, « dont le responsable a été visionnaire en nous appuyant », souligne M. Kneeshaw.



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