Sans cibles chiffrées, la COP15 serait «un échec»

Protéger 30 % des milieux terrestres et marins de la planète serait un immense pas dans la bonne direction, un projet « très ambitieux ». Toutefois, si cette promesse ne s’accompagne pas d’autres mesures qui s’attaquent aux « causes sous-jacentes » de l’appauvrissement de la biodiversité, ce ne sera « pas suffisant », avertit Anne Larigauderie, la secrétaire administrative du « GIEC de la biodiversité ».
« On sait transformer notre modèle agricole, on sait comment utiliser moins de pesticides. C’est surtout une question de volonté politique », soutient en entrevue au Devoir celle qui est à la tête de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (l’IPBES, selon l’acronyme anglais).
Chargé de résumer l’état des connaissances scientifiques sur la biodiversité, l’IPBES joue un rôle primordial pour éclairer les négociations de la 15e conférence de l’ONU sur la biodiversité (COP15) à Montréal. Sa première évaluation mondiale de la biodiversité, publiée en 2019, a mis en lumière qu’un million d’espèces animales et végétales sont actuellement « en voie d’extinction ».
Cinq causes directes — dont la perte des habitats, les changements climatiques et la pollution — provoquent la dégradation du monde vivant, mais celles-ci dépendent de causes sous-jacentes auxquelles « il faut s’attaquer », invoque Mme Larigauderie. Nos « habitudes de production et de consommation », « nos systèmes de valeurs » doivent ainsi impérativement être revus si on espère protéger la nature.
Parmi la vingtaine de cibles débattues à Montréal pour arriver à un éventuel cadre mondial sur la biodiversité, celle de protéger 30 % du territoire d’ici 2030 fait souvent figure de priorité. D’autres cibles chiffrées se retrouvent aussi dans l’ébauche d’accord : réduire de moitié le taux d’introduction d’espèces invasives, réduire de moitié les fuites d’engrais dans l’environnement, diminuer de deux tiers l’utilisation de pesticides, par exemple.
La patronne de l’IPBES déplore que, dans les premiers jours de la COP15, certains pays ont signifié qu’ils « ne veulent aucun chiffre dans les cibles ». Ces positions peuvent encore évoluer, évidemment, mais un tel dénouement serait « dramatique », de l’avis de Mme Larigauderie. Sans cibles chiffrées, « on n’a pas de feuille de route, on ne peut rien mesurer. Ce serait un échec », tranche-t-elle.
À supposer que seuls les 30 % d’aires protégées d’ici 2030 fassent l’objet d’un objectif chiffré, la conférence s’achèverait sur une note douce-amère. « Si, en parallèle, on ne diminue pas l’utilisation des pesticides, si on ne s’attaque pas aux changements climatiques, etc., les choses ne changeront pas vraiment », estime cette biologiste de formation.
En outre, les délégués à la COP15 devront s’entendre pour garantir une défense véritable des aires protégées. Les objectifs d’Aichi, adoptés à la COP10 en 2010, visaient la protection de 17 % des habitats terrestres et de 10 % des océans, mais ces cibles n’ont pas été atteintes, notamment à cause du laxisme de certains gouvernements.
« Bien des pays déclarent sur papier qu’ils protègent des territoires, mais, après, il n’y a pas suffisamment de ressources disponibles pour faire respecter les règlements », indique Mme Larigauderie. Il faut aussi, croit-elle, que les 196 pays membres de la Convention sur la diversité biologique se donnent des balises pour que les zones protégées soient des endroits significatifs d’un point de vue écologique et « pas juste ce qui reste ».
Comme le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, qui déclarait en ouverture de la COP15 que « l’humanité est devenue une arme d’extinction massive », Mme Larigauderie ressent un sentiment d’urgence grandissant.
Du fond des mers aux hauteurs de l’atmosphère, extrêmement rares sont les régions du monde qui ne subissent pas les éclaboussures de l’activité humaine. La nature accuse ainsi un déclin important depuis 50 ans, signale-t-elle. La déforestation, la surpêche et l’étalement urbain exercent des pressions qui dépassent la capacité des écosystèmes à absorber les coups.
Les « contributions de la nature » se voient par ailleurs affaiblies, selon les rapports de l’IPBES. Par exemple, les insectes pollinisateurs sont moins nombreux, et donc moins efficaces pour assurer la reproduction des plantes qui nourrissent l’humanité. Les microorganismes dans les sols s’appauvrissent, ce qui force les agriculteurs à utiliser davantage d’intrants polluants — un « cercle vicieux ».
L’apport de la nature pour réguler le climat se dégrade aussi. Le rétrécissement du couvert forestier réduit sa capacité à séquestrer du carbone. La disparition des espaces verts rend par ailleurs les milieux plus vulnérables à l’érosion ou aux tempêtes. « À certains endroits, ça conduit même à des conflits, souligne Mme Larigauderie. Là où les terres sont complètement dégradées, les gens partent, comme on le voit avec le changement climatique. »
Ainsi, même si 30 % du monde est protégé, « il faut aussi qu’il y ait le plus de nature possible dans les 70 % restants », insiste la secrétaire administrative de l’IPBES. Les changements radicaux que cela implique sont possibles, mais demanderont une entente forte à Montréal. « Il faut y croire, il faut espérer qu’il y aura un sursaut, une volonté politique, pour arriver à des accords chiffrés et ambitieux », conclut Anne Larigauderie.