Les vaches peuvent-elles retourner à l’état sauvage?

Ce texte est tiré du Courrier de la planète du 29 novembre 2022. Pour vous abonner, cliquez ici.

Avant tout, rappelons les faits. Un troupeau de jeunes vaches, des « taures » qui n’ont jamais encore donné de lait, a défoncé l’enclos de sa ferme à Saint-Barnabé il y a quelques mois. Ces bêtes errent désormais dans la campagne de la Mauricie. Elles se régalent du maïs dans les champs, abiment les terres agricoles et menacent la sécurité routière. Ni les agents de l’État ni les cowboys de Saint-Tite n’ont réussi à les capturer pour l’instant.

Le troupeau, d’abord constitué d’une quinzaine de vaches, s’est agrandi de quelques veaux. Il compterait maintenant une vingtaine de bêtes. Malgré ses probables rencontres avec des coyotes, il semble s’adapter à la liberté avec aisance. On dit de ces bêtes qu’elles « sautent les clôtures comme des chevreuils ». Leur union fait leur force. « Une vache n’aime pas être seule, car elle se sent alors en danger. À l’intérieur d’un troupeau, elle est bien. Une dizaine de vaches comme celle-là sont autonomes », expliquait récemment le producteur laitier Yves Lamy au Nouvelliste.

Ces vaches pourraient-elles, donc, retourner à l’état sauvage pour de bon, malgré nos hivers rigoureux ? Les représentants de cette digne espèce peuvent-ils se nourrir, se reproduire, se défendre et élever leurs petits sans l’aide de l’humain ? Réponse courte : oui ! Prenons néanmoins le temps de donner la réponse longue.

Au pays de la vache sacrée

 

Notons d’abord que les troupeaux en cavale ne sont pas un phénomène unique à Saint-Barnabé, à Saint-Sévère ou à Yamachiche. L’an dernier, dans le nord de la France, 60 vaches avaient pris le large. Un feu d’artifice aurait effrayé les bêtes, qui se sont sauvées. Là-bas aussi la propriétaire des vaches avait du mal à rattraper les fugitives, cinq mois après l’évasion. Et on évoquait aussi un retour à la vie sauvage. « Il y en a une qui est devenue la maîtresse et elle mène tout le troupeau », disait un garde-chasse à un média local.

Dans certains cas, les vaches s’enracinent dans un environnement à la faveur de circonstances extraordinaires. À Fukushima, des vaches rôdent dans les villes abandonnées à la suite de l’accident nucléaire de 2011. On imagine que certaines bêtes ont aussi succombé aux effets de la radioactivité… Dans le nord de l’Angleterre, les bovins de Chillingham vivent hors de l’influence humaine depuis près d’un millénaire. Ces animaux avaient été introduits dans un parc pour assouvir les envies des chasseurs du Moyen Âge. On compte aujourd’hui 130 individus, qui sont reconnus pour leur tempérament orageux et leur véloce pas de course.

L’un des exemples les plus éclatants de l’ensauvagement des vaches provient certainement de l’Inde, pays de la vache sacrée. Dans l’Uttar Pradesh, ce phénomène représente un problème ennuyeux. Ces dernières années, le gouvernement nationaliste hindou y a durci les lois contre l’abattage de vaches. Les animaux, nombreux comme jamais, déciment aujourd’hui les cultures agricoles. « Les troupeaux deviennent désormais incontrôlables. Je me déplaçais à vélo lorsqu’une vache sauvage m’a chargé soudainement », racontait un fermier interviewé en avril par le correspondant de Ouest-France. Selon le recensement gouvernemental de 2019, on compte plus d’un million de têtes de bétail en liberté dans cet État indien.

Les vaches de Haïda Gwaïi

Notre pays possède aussi des vaches ensauvagées. « On trouve du bétail sauvage au Canada. N’importe quel éleveur de l’Ouest va acquiescer à cette affirmation sans argumenter », lit-on dans un article daté de 1951 du Canadian Cattlemen. Ces vaches, explique le journaliste, peuvent passer l’hiver dans l’arrière-pays sans être nourries. Elles ne sont toutefois pas « libres » dans le sens profond du terme : tôt ou tard, leur propriétaire finira par leur mettre la main au collet et par les transformer en steak. À moins qu’un cougar ou un loup ne s’en charge avant… Reste qu’il est possible pour ces vaches de survivre à la rude saison froide.

En Colombie-Britannique, on trouve cependant de vraies vaches sauvages. Dans le parc Naikoon, situé sur l’une des îles de l’archipel Haïda Gwaïi, vivent les descendantes de bêtes relâchées en 1901. Elles avaient obtenu leur passeport pour la liberté après l’abandon d’un projet de ferme laitière. Cinq décennies plus tard, on affirmait déjà qu’elles étaient « complètement retournées à l’état sauvage ». Bien connues des résidents autochtones locaux, ces vaches ont suscité la surprise des écologistes du gouvernement en 2019. « Elles mangent toutes les plantes et ça ressemble à une pelouse fraîchement tondue », faisait remarquer la biologiste Sharilynn Wardrop. La présence de vaches transforme évidemment l’écosystème.

À Opitsaht, une communauté insulaire près de Tofino, toujours en Colombie-Britannique, un autre groupe de vaches mène une vie de liberté. Au début du siècle dernier, des missionnaires y ont parachuté des bovins dans l’espoir de convertir (sans succès) les Autochtones à l’agriculture occidentale. Depuis lors, un petit cheptel se maintient, de génération en génération. Ces vaches sauvages mangent des zostères, des herbes marines. La Première Nation des Tla-o-qui-aht laisse généralement les vaches tranquilles, mais attrape parfois un spécimen pour un repas cérémoniel. Environ 16 bêtes vivaient l’an dernier à Opitsaht.
 

Projet auroch

 

Dans la vallée de la Côa, au Portugal, on réintroduit intentionnellement les vaches dans la nature. En 2013, une dizaine de bêtes y ont été libérées dans le cadre de l’initiative Rewilding Europe. Les chercheurs qui pilotent le projet constatent qu’en quelques années seulement, les animaux ont été « dédomestiqués » et que, d’une génération à l’autre, ils changent leur comportement. On en compte maintenant 35.

Pendant des millénaires, des vaches sauvages ont foulé ce territoire ibérique, comme en témoignent des peintures rupestres du paléolithique. L’objectif consiste maintenant à croiser différentes races de vaches, les plus ancestrales qui soient, pour recréer génétiquement une nouvelle version de l’auroch, l’animal sauvage à l’origine des vaches d’aujourd’hui. Massivement chassé sur l’ensemble de son aire de répartition eurasienne, l’auroch a disparu en 1627.

Alors, oui, les vaches peuvent retourner à l’état sauvage. Les prochaines semaines seront néanmoins critiques pour le destin du troupeau en cavale en Mauricie : les efforts déployés pour le rattraper se poursuivront, la neige compliquera sa fuite, et la morsure du froid pourrait lui donner l’envie de retourner au bercail. Mais qui sait : peut-être poursuivra-t-il sa cavale et verra-t-on une population de vaches en liberté au Québec ?



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