Le Canada invite l’industrie des sables bitumineux à la COP27

L’industrie pétrolière des sables bitumineux est un poids lourd du bilan des gaz à effet de serre du Canada.
Dan Barnes Getty Images L’industrie pétrolière des sables bitumineux est un poids lourd du bilan des gaz à effet de serre du Canada.

Le gouvernement Trudeau a invité l’industrie des sables bitumineux à tenir un événement au pavillon du Canada à la présente conférence climatique de l’ONU, la COP27. Selon les informations obtenues par Le Devoir, les pétrolières auront l’occasion d’y vanter leurs projets de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), au moment où plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer l’écoblanchiment qui caractérise le discours des partisans des énergies fossiles.

La conférence de négociations climatiques internationales, qui se tient cette année en Égypte, est aussi l’occasion pour différents pays de présenter les mesures concrètes qu’ils mettent en oeuvre pour réduire leurs émissions de GES et lutter contre la crise climatique. C’est d’ailleurs ce que compte faire le fédéral au pavillon du Canada, qui est décrit officiellement comme « une occasion unique de présenter la diversité des actions et des perspectives canadiennes en matière de changements climatiques ».

Le gouvernement Trudeau a ainsi choisi d’inviter les représentants de six pétrolières actives dans l’exploitation des sables bitumineux à tenir un événement le vendredi 11 novembre. Ces entreprises, regroupées au sein de l’organisation Alliance nouvelles voies (Pathways Alliance), sont Canadian Natural, Cenovus, ConocoPhillips, Imperial, Meg Energy et Suncor. À elles seules, elles représentent 95 % de la production pétrolière des sables bitumineux, soit près de trois millions de barils par jour.

Dans le cadre d’une journée thématique consacrée à la « décarbonisation », les pétrolières tiendront un événement qui s’intitule « Collaborer afin de trouver des solutions pour les sables bitumineux ». Selon ce qu’on peut lire dans la présentation, un « panel » y réunira quatre personnes, dont une représentante de Cenovus, le vice-président des relations extérieures d’Alliance nouvelles voies et un sous-ministre adjoint du ministère Ressources naturelles Canada.

L’activité servira directement à vanter les efforts climatiques des six entreprises, qui exploitent l’un des pétroles les plus polluants de la planète. Celles-ci estiment ainsi qu’elles seront en mesure d’« atteindre la carboneutralité » d’ici 2050. Pour y parvenir, elles misent sur le développement d’un « important système de captage, d’utilisation et de stockage du carbone » pour l’industrie.

La mise au point de cette technologie, qui en est encore à un stade expérimental, est une priorité pour l’industrie des énergies fossiles, qui y voit une façon de réduire les émissions de GES de la production pétrolière. Le gouvernement Trudeau a aussi accordé des centaines de millions de dollars pour que soit évalué le potentiel de « viabilité commerciale » de cette technologie au Canada.

« Collaborer »

Le cabinet du ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault, défend sa décision d’avoir invité l’industrie des sables bitumineux à une conférence de l’ONU consacrée à la lutte contre la crise climatique, qui est imputable en bonne partie à notre dépendance aux énergies fossiles.

« Nous devons collaborer pour réduire nos émissions. Sans la pleine participation de toutes les industries, nous n’y arriverons pas. Pathways Alliance organisera une table ronde pour expliquer l’importance de la collaboration et des partenariats entre le gouvernement, les communautés autochtones et l’industrie pour atteindre des émissions nettes nulles grâce au projet fondateur de Pathways Alliance », a-t-on expliqué dans une réponse écrite aux questions du Devoir.

Le cabinet de M. Guilbeault a du même souffle précisé que l’événement servirait à présenter le projet de capture et de stockage de carbone censé rendre l’industrie des sables bitumineux carboneutre. « Mettant en valeur le leadership et l’innovation du Canada dans les secteurs des technologies propres et de l’énergie, le projet vise à atteindre une réduction annuelle de 22 millions de tonnes [de GES] d’ici 2030 et la carboneutralité d’ici 2050 », a-t-on fait valoir.

Professeure à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et spécialiste des enjeux climatiques, Annie Chaloux juge toutefois que l’invitation des pétrolières au pavillon du Canada à la COP27 est « très problématique ». « Ce que propose l’industrie, c’est simplement une fuite en avant : on va continuer d’émettre des gaz à effet de serre, mais on va en capter davantage, alors que la technologie n’est pas au rendez-vous. Et il n’y a pas d’horizon à court ou moyen terme où nous allons y parvenir. »

« Il est clair que cette industrie ne peut pas faire partie des négociations officielles ou informelles, ni même participer aux événements parallèles d’une COP. À l’Organisation mondiale de la santé, le secteur des cigarettes ne fait pas partie des discussions. Il ne peut pas faire de lobby », ajoute Mme Chaloux.

Elle rappelle en même temps que les récents rapports de l’Agence internationale de l’énergie et de l’ONU concluent sans détour que tout nouveau projet d’exploration et d’exploitation des énergies fossiles est incompatible avec l’objectif de l’Accord de Paris sur le climat, soit limiter le réchauffement à un seuil viable.

« On est plusieurs du Canada sur place à la COP27 à avoir honte de notre pavillon. C’est gênant pour le Canada de faire une telle place à une industrie qui a largement contribué au problème qu’on tente de régler », déplore le porte-parole d’Équiterre, Émile Boisseau-Bouvier.

Pour l’avocat Marc Bishai, du Centre québécois du droit de l’environnement, les affirmations de l’industrie pétrolière sur une éventuelle « carboneutralité » sont loin de s’appuyer sur un plan crédible. « Il est souvent difficile de savoir de quoi on parle. Il y a un manque de réglementation sur ces questions, ce qui nous conduit à des situations d’écoblanchiment climatique », souligne-t-il.

Des experts de l’ONU ont justement souligné mardi dans un rapport qu’il n’était pas possible de prétendre à la « neutralité carbone » tout en misant sur les énergies fossiles. « Utiliser des engagements à la neutralité carbone factices pour couvrir des expansions massives dans les énergies fossiles est répréhensible », a soutenu le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, en commentant leur étude. « Cette tentative de dissimulation toxique pourrait faire tomber le monde de la falaise climatique. Cette imposture doit prendre fin. »

Le poids lourd climatique des sables bitumineux

L’industrie pétrolière et gazière canadienne a produit l’équivalent de 179 millions de tonnes de gaz à effet de serre (GES), soit 27 % du bilan canadien, selon les plus récentes données disponibles auprès du gouvernement fédéral, soit celles de 2020. L’industrie des sables bitumineux a produit à elle seule plus de 80 millions de tonnes de GES.

Entre 1990 et 2020, les émissions de cette industrie ont augmenté de 437 %. « Plus de la moitié de l’augmentation des émissions provenant de l’exploitation des sables bitumineux découle de la hausse de la production », précise le gouvernement fédéral.

Si l’humanité veut se donner une chance de limiter le réchauffement climatique, la vaste majorité des combustibles fossiles inexploités doivent demeurer dans le sol, concluait l’an dernier une étude publiée dans la revue scientifique Nature. Le Canada devrait ainsi faire une croix sur pas moins de 84 % de ses réserves de pétrole des sables bitumineux.

Les émissions de GES liées à l’utilisation du pétrole, du gaz naturel et du charbon exportés du Canada ont totalisé plus de quatre milliards de tonnes entre 2016 et 2020, selon une estimation du ministère fédéral de l’Environnement. Le poids de ces émissions issues de la combustion des énergies fossiles est tel qu’il a dépassé, chaque année, la totalité du bilan national canadien des GES. Ces émissions ne sont pas prises en compte dans les données du fédéral.



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