Bay du Nord pourrait être le prélude à plusieurs autres projets pétroliers

Le controversé projet Bay du Nord pourrait être seulement le prélude de l’exploitation pétrolière à venir en milieu marin à l’est de Terre-Neuve. L’Office Canada–Terre-Neuve-et-Labrador sur les hydrocarbures extracôtiers a en effet mis aux enchères près de 100 000 km2 de nouveaux permis d’exploration, dont certains qui empiètent sur la plus importante zone de protection de la biodiversité marine de l’est du pays.
Dans le cadre d’un appel d’offres qui doit se conclure le 2 novembre, l’organisme fédéral-provincial prévoit octroyer 38 nouvelles « parcelles » d’exploration. Celles-ci sont réparties dans deux secteurs qui représentent une superficie totale de 96 708 km2. Si tous les permis trouvent preneur, cela représenterait un bond très important de la superficie de milieux marins ouverts à la recherche de nouveaux gisements pétroliers au cours des prochaines années. On compte actuellement environ 36 000 km2 de permis.
Ce nouvel appel d’offres a été approuvé par le conseil d’administration de l’Office Canada–Terre-Neuve-et-Labrador sur les hydrocarbures extracôtiers (C-TNLOHE), qui comprend des représentants nommés par le gouvernement fédéral et par celui de la province. Il doit conduire « au début de 2023 » à l’émission de nouveaux permis qui seront valides pour neuf ans. « Le seul critère de sélection de l’offre retenue sera le montant total que le soumissionnaire s’engage à dépenser pour l’exploration » au cours des prochaines années, précise l’organisme. Le montant minimal a été fixé à 10 millions de dollars.
C-TNLOHE ajoute que « la sécurité maritime et la protection de l’environnement sont des aspects primordiaux de toutes les décisions prises par l’Office ». Dans ce contexte, on assure soutenir « les mesures prises par les gouvernements fédéral et provinciaux pour lutter contre les changements climatiques et protéger les aires marines importantes ». On mentionne du même coup que la région compte « un certain nombre de zones importantes pour les pêcheurs de crabes et d’autres espèces ».
Plus d’une dizaine de « parcelles » qui sont offertes à l’industrie pétrolière et gazière « chevauchent » néanmoins la plus importante zone de protection de la biodiversité marine de l’est du Canada, nommée Fermeture du talus nord-est de Terre-Neuve. Ce « refuge marin » a été établi en 2019 afin de contribuer à l’atteinte de la cible de protection des milieux marins du gouvernement Trudeau.
Selon le fédéral, il s’agit d’« une zone d’importance écologique et biologique qui soutient une grande diversité, y compris plusieurs espèces en déclin ». Toute activité de pêche « entrant en contact avec le fond » y est interdite, mais la porte n’est pas fermée pour les forages pétroliers et gaziers.
Carboneutralité
Dans une réponse écrite, l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC) précise par ailleurs que les parcelles de cet appel d’offres sont situées « dans la zone couverte par l’évaluation régionale [ER] du forage exploratoire extracôtier pétrolier et gazier à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador ». Cette évaluation, qui a été commandée en 2019 par le gouvernement Trudeau, a mené à l’abolition, en juin 2020, du processus d’évaluation environnementale qui prévalait auparavant. L’objectif des libéraux fédéraux était d’améliorer « l’efficacité du processus d’évaluation » des projets situés dans une zone de 735 000 km2, dans un contexte de relance économique en pleine pandémie.
Les forages exploratoires désormais réalisés dans la zone de l’ER sont donc exemptés de « l’obligation de se soumettre à une évaluation d’impact fédérale propre au projet », indique l’AEIC. Ils doivent cependant respecter plusieurs conditions fixées par règlement. « Le règlement codifie l’ensemble standard de conditions qui ont été incluses dans les évaluations propres à un projet pour de multiples projets dans la même zone géographique », fait valoir l’AEIC.
L’éventuelle réalisation de nouveaux forages exploratoires, dans la foulée de l’appel d’offres qui se termine le 2 novembre, répond à l’objectif de Terre-Neuve-et-Labrador de doubler sa production de pétrole en milieu marin après 2030. Celle-ci atteindrait alors 650 000 barils par jour, soit un potentiel de plus de 237 millions de barils par année.
Est-ce que le ministre de l’Environnement Steven Guilbeault estime que la hausse de la production serait compatible avec les objectifs climatiques et de protection de la biodiversité du Canada ? « Nous ne sommes pas en mesure de répondre à un projet hypothétique », a indiqué son cabinet. « Nous n’approuverions pas un projet qui ne correspond pas à nos objectifs ou qui ne passe pas une évaluation. Si ledit projet détruit des habitats et provoque des impacts négatifs importants, il ne sera pas approuvé », a-t-on ajouté.
Tout nouveau projet d’exploitation pétrolière et gazière doit se conformer à une évaluation pilotée par l’AEIC et à des « normes rigoureuses », dont le fait d’être carboneutre d’ici 2050. Cette carboneutralité tient compte des seules émissions de gaz à effet de serre en sol canadien.
Risques
Malgré le discours rassurant de l’AEIC et du gouvernement fédéral, la biologiste spécialiste des milieux marins Lyne Morissette se dit « franchement déçue » de la mise aux enchères de nouveaux permis d’exploration au large des côtes canadiennes. « Ce qui m’inquiète le plus à l’heure actuelle, c’est que la course effrénée au pétrole va nettement plus vite que la capacité scientifique à documenter les risques de cette industrie. C’est comme conduire une Ferrari les yeux bandés », fait-elle valoir.
Selon elle, les impacts pour la biodiversité peuvent être nombreux et sévères, notamment en raison de l’utilisation de levés sismiques « qui affectent non seulement les mammifères marins, mais l’ensemble de l’écosystème ».
Mme Morissette ajoute que la menace d’un déversement en mer est bien réelle. Celui du golfe du Mexique, en 2010, a été provoqué par un forage exploratoire. « Dans des écosystèmes plus froids, comme ceux qui existent au large de Terre-Neuve, c’est encore pire. Tout est au ralenti. Pour des catastrophes comme celle de l’échouage du pétrolier Exxon Valdez, qui a eu lieu il y a plus de 30 ans en Alaska, on voit encore des populations d’oiseaux, de poissons et de mammifères marins qui ne sont pas rétablies. »
Pour l’avocat James Gunvaldsen Klaassen de l’organisme de droit environnemental Ecojustice, tout projet d’exploitation « aura des impacts désastreux sur nos efforts de lutte contre la crise climatique ». L’organisation conteste par ailleurs en cour d’appel fédérale la décision d’abolir l’ancien régime d’évaluation environnementale des forages exploratoires.
Si on ne connaît pas encore l’ampleur des projets qui découleront de l’appel d’offres en cours sous l’autorité de C-TNLOHE, on sait toutefois que l’organisme envisage quatre autres appels d’offres d’ici 2029. Un premier pourrait être lancé au printemps 2023 dans « la région de Jeanne-d’Arc », qui compte déjà des sites de production pétrolière.
L’objectif de la province est de faire en sorte que 100 forages soient réalisés d’ici 2030. Le gouvernement Trudeau a déjà approuvé en 2021 la réalisation de 40 forages exploratoires. Puis, au printemps dernier, il a autorisé le projet Bay du Nord. La pétrolière Equinor compte forer 60 puits d’exploitation.
Stopper les nouveaux projets d’énergies fossiles ?
Les groupes environnementaux réclament haut et fort la fin des nouveaux projets d’exploration et d’exploitation d’énergies fossiles au Canada, au nom de la lutte contre la crise climatique. Dans un rapport publié l’an dernier, l’Agence internationale de l’énergie soulignait d’ailleurs que, pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et limiter le réchauffement global à +1,5 °C, les pays doivent dès maintenant renoncer au développement futur de projets pétroliers et gaziers. Dans un rapport publié au printemps dernier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat abondait en ce sens. La transformation du paysage énergétique nécessitera toutefois des investissements sans précédent, alors que les énergies fossiles représentent toujours plus de 80 % du mix énergétique mondial. Les émissions de gaz à effet de serre liées à l’utilisation du pétrole, du gaz naturel et du charbon exportés du Canada ont totalisé plus de quatre milliards de tonnes entre 2016 et 2020, selon une estimation du ministère fédéral de l’Environnement.