La culture vivante des Inuits
Les habitants du Nunavik ont su perpétuer leur mode de vie traditionnel, malgré des décennies de tentatives d’assimilation. Mais leur territoire et sa faune sont plus que jamais menacés par la crise climatique.
« Comme vous pouvez le voir, nous avons même un terrain de golf. Mais les gens préfèrent chasser et pêcher », laisse tomber, sourire en coin, Mary Arngak en conduisant sur la route de terre qui serpente dans les collines entre le village de Kangiqsujuaq et la rive du détroit d’Hudson, à plus de 1800 kilomètres au nord de Montréal.
C’est là que cette Inuite passionnée par la culture traditionnelle de son peuple possède une « cabine », soit un campement d’une pièce qui est au coeur du mode de vie de nombreux habitants du Nunavik. Dans son village d’environ 1000 habitants, « chaque famille a sa propre cabine, habituellement située tout près de la côte. Et elle est léguée d’une génération à une autre », explique-t-elle. Cette petite maison sert de lieu d’hébergement pour la pratique de la chasse et de la pêche, deux activités cruciales de leur régime alimentaire.

« J’aime beaucoup venir ici toutes les fins de semaine. C’est très tranquille », souligne l’ancienne mairesse de Kangiqsujuaq en arrivant sur place. Pour l’occasion, Mme Arngak a pris soin d’apporter de la viande de béluga séchée, mais aussi du « muktuk », qui est en fait de la peau et du gras de ce cétacé qui passe non loin de la rive lors de ses migrations saisonnières. Le tout est mangé après avoir été trempé dans de l’huile de béluga, qu’elle conserve dans une chaudière stockée sous le balcon de sa cabine. « On mange tout, même les nageoires pectorales et la caudale, qu’on appelle “le festin pour les femmes”. On utilise aussi les intestins pour faire de la saucisse », explique-t-elle en coupant des morceaux avec son uluk, un couteau traditionnel utilisé uniquement par les femmes.

Pour les Inuits de Kangiqsujuaq, la chasse au béluga est non seulement un moyen de subsistance, c’est aussi, et surtout, une partie prenante de la vie de leur communauté. « On chasse le béluga de mai à juillet. C’est une activité importante pour le village. On l’annonce à la radio, l’école ferme et tout le monde se rassemble au quai pour partager la viande des bélugas que les chasseurs vont chercher en bateau. Tout le monde a droit à sa part. On en capture de 30 à 40 par année », résume Mary Arngak.

Les Inuits chassent le béluga et le caribou, mais également le phoque, comme le faisaient déjà leurs ancêtres nomades il y a de cela des centaines d’années. « On le chasse toute l’année et on mange tout, même le foie, le cerveau et les yeux. Le phoque barbu est aussi idéal pour faire des bottes, parce que son cuir est épais. Et la viande fermentée de morse est excellente », précise-t-elle.
« Mais nous sommes prudents avec tous les animaux que nous tuons. Par exemple, on ne pêche pas l’omble chevalier pour le simple plaisir et pour remettre le poisson à l’eau. On prend seulement ce qu’on mange. » Et lorsque les chasseurs de Kangiqsujuaq ont eu l’occasion de renouer avec la périlleuse chasse à la baleine boréale, en 2008, « la viande a été partagée avec plusieurs autres communautés du Nunavik », rappelle le chasseur Noah Annahatak, qui a été le premier à harponner cet animal de plus de 40 tonnes.

Défendre sa langue
Mme Arngak a aussi fait découvrir au Devoir les plantes comestibles des environs de son village et la récolte des moules directement sur le rivage. Cette ressource est abondante dans les eaux très riches alimentées par les fortes marées dans la baie où se trouve le village. « L’hiver, on creuse un trou dans la glace et on descend sous la glace, à marée basse, pour aller les ramasser. On peut les manger sur place. »
L’apport alimentaire des ressources de la région est d’autant plus essentiel pour les Inuits que les 14 communautés dispersées le long de la très vaste côte du Nunavik sont approvisionnées principalement par bateau. À Kangiqsujuaq, celui-ci passe deux fois par année, soit en juillet et en octobre. Il y était justement au moment du passage du Devoir, au plus grand bonheur des villageois, qui autrement doivent compter sur des produits transportés par avion. Résultat : les prix sont au moins deux ou trois fois plus élevés à la coopérative que dans les épiceries du sud de la province.

L’ancienne mairesse devenue directrice du parc national des Pingualuit est toutefois visiblement fière de la grande vitalité de la culture inuite dans sa communauté. « Kangiqsujuaq est un village qui tente de faire vivre les traditions des Inuits. Nous nous sommes battus pour que l’inuktitut soit enseigné à l’école. Maintenant, les premières années des élèves se passent en inuktitut. Et à la radio, on parle inuktitut. Ça aide les jeunes à l’apprendre. »
Plus de 95 % des quelque 13 000 Inuits du Québec parlent leur langue, un exploit pour un peuple qui a longtemps été méprisé par les gouvernements, qui leur ont imposé leur système éducatif en anglais, la sédentarisation et l’abandon de traditions pourtant bien ancrées dans leur culture. « Nous étions des nomades. On suivait les animaux pour la chasse et la pêche. On vivait dans des igloos l’hiver et des campements l’été. Ma mère est née dans un igloo. Mais le gouvernement nous a obligés à nous regrouper dans le village, qui était un ancien poste de traite, au début des années 1960. C’était une façon de nous obliger à aller à l’école et c’était aussi une condition pour recevoir l’aide du gouvernement fédéral. Comme les gens avaient faim, ils ont été obligés d’accepter », raconte Mary Arngak.

Climat perturbé
Ces traumatismes ont laissé des traces encore bien présentes dans les communautés frappées de maux sociaux particulièrement dommageables, comme la toxicomanie, la violence ou le suicide. Des intervenants rencontrés à Kangiqsujuaq, mais qui n’ont pas souhaité être identifiés, ont confirmé cette triste réalité.
Encore aujourd’hui, les Inuits redoutent le jugement des visiteurs et des travailleurs de passage, après des décennies d’ostracisation et d’incompréhension, notamment en raison de leur habitude à manger de la viande crue, assis par terre. « Certains ont honte, parce que nous nous sommes fait traiter de sauvages. Quand une personne cogne à la porte, on sait que c’est un Blanc, parce que les Inuits ne cognent pas aux portes. Et certains cachent les cartons sur lesquels ils déposent la nourriture sous le divan. On essaie encore d’être à l’aise avec vous », laisse tomber Mme Arngak.

Après les épreuves des dernières décennies et les luttes pour enfin pouvoir renouer pleinement avec leur culture, les Inuits doivent par ailleurs affronter les impacts de la crise climatique, qui menace directement leur mode de vie intimement lié au cycle des saisons et à la présence de la glace. Sur les côtes du Nunavik, cette saison des glaces, qui a généralement lieu de novembre à mai, « sera écourtée de plus de six semaines » d’ici 2050, selon le chapitre portant sur le Québec du rapport fédéral « sur les perspectives régionales » en matière de bouleversements climatiques, publié au mois d’août.
Les déplacements entre les communautés sont aussi de plus en plus perturbés par « des conditions climatiques imprévisibles », la fonte du pergélisol menace les infrastructures et le réchauffement risque de provoquer le déclin des espèces essentielles à la chasse et à la pêche de subsistance. Déjà, déplore Mary Arngak, « les aînés du village constatent des changements importants ». De quoi craindre pour l’avenir du mode de vie de ses concitoyens, qu’elle s’efforce jour après jour de garder bien vivant.
« Plan nous »
Le Devoir s’est rendu au Nunavik à l’invitation de la Société pour la nature et les parcs du Québec (SNAP Québec), dans le cadre de son « Plan nous », qui permet à des gens du sud de la province de se rendre dans des régions du nord du Québec. « Le Plan nous est un clin d’oeil au Plan Nord. On veut faire des jumelages entre des communautés du Nord et du Sud en s’appuyant sur cette idée de base : les deux solitudes sont celles du Sud et du Nord. On veut donc contribuer à une meilleure compréhension de la relation qu’ont les communautés du Nord avec le territoire, par exemple avec la biodiversité », explique son directeur général, Alain Branchaud. « En comprenant mieux l’importance du territoire, ceux qui vont vivre cette expérience pourront devenir des ambassadeurs qui seront davantage en mesure d’expliquer la relation et l’attachement des Autochtones à leurs territoires. »