Arbres et cultivateurs en harmonie

Au contraire de plusieurs agriculteurs qui perçoivent les arbres comme des obstacles, Gérard Palardy et Ghyslaine Ménard ont décidé de s’en faire des alliés. En bordure de leur champ, le couple a notamment planté des noyers et une haie brise-vent.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Au contraire de plusieurs agriculteurs qui perçoivent les arbres comme des obstacles, Gérard Palardy et Ghyslaine Ménard ont décidé de s’en faire des alliés. En bordure de leur champ, le couple a notamment planté des noyers et une haie brise-vent.

Le regard porte loin à Calixa-Lavallée. Les grandes cultures règnent en maîtres sur ce petit village des basses terres du Saint-Laurent, non loin de Verchères. Mais au milieu de cet océan de maïs s’élève un îlot forestier. Nous sommes chez Gérard Palardy et Ghyslaine Ménard, deux agriculteurs qui osent se frotter aux arbres.

Derrière leur maison, des dizaines de noyers poussent tranquillement. Ils les ont plantés là en 2016. « Ils commencent à produire un peu, mais ça prend une dizaine d’années pour qu’ils arrivent à leur plein potentiel », dit M. Palardy en tirant une branche ornéede quelques fruits verts, gros comme des limettes et durs comme des roches.

Le couple, qui a fondé sa ferme en 1983, intègre à sa pratique les principes de l’agroforesterie. Ce terme savant ne désigne rien de bien compliqué : il s’agit de marier, sur une même parcelle de terre, l’agriculture et la foresterie. Des bénéfices en découlent au chapitre de la productivité agricole, de la santé des sols, de la protection des cours d’eau et de la vitalité économique des environs.

L’agroforesterie est encore « assez marginale » dans les régions du monde où l’agriculture est très industrialisée, convient Alain Olivier, un spécialiste de ce mode de production agricole à l’Université Laval. « Dans le paysage québécois, quand on voyage — ne serait-ce qu’entre Québec et Montréal sur l’autoroute 20 —, on voit que les arbres ne sont pas très présents dans les champs », souligne-t-il.

Cela dit, un « intérêt très manifeste » pour l’agroforesterie s’éveille depuis quelques années, ici comme ailleursdans le monde, selon le professeur. Des producteurs se lancent parce qu’ils comprennent que les pratiques industrielles bafouent la nature. Près de 800 personnes ont justement participé à la mi-juillet au 5e Congrès mondial d’agroforesterie, qui a eu lieu à Québec sous l’impulsion de M. Olivier et de ses collègues.

Briser le vent

 

En marge de l’actuel engouement, M. Palardy et Mme Ménard aiment depuis longtemps voir pousser des arbres sur leurs terres. En 2006, ils avaient déjà logé de nombreux plants derrière leur résidence, où poussait auparavant du foin. Le projet, réalisé avec l’organisme Nature-Action, avait pour but de créer un corridor écologique depuis le mont Saint-Bruno vers les rares boisés avoisinants, de manière que les animaux sauvages puissent circuler librement.

Seize ans plus tard, le corridor écologique n’est encore qu’un archipel forestier fragmenté. « Ça ne ferme pas le circuit », convient M. Palardy, désignant les champs à perte de vue qui encerclent sa propriété. Des chevreuils viennent néanmoins faire un tour de temps en temps. À Calixa-Lavallée comme ailleurs au Québec, les arbres sont encore perçus comme des ennemis par bien des agriculteurs.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Pour le couple d’agriculteurs, se lancer dans l’agroforesterie, c’est surtout penser à l’avenir en adoptant des pratiques plus écologiques.

Et pourtant, ces derniers peuvent s’en faire des alliés. Sur le côté ouest d’une de leurs parcelles agricoles, les Palardy-Ménard ont planté en 2007 une haie brise-vent. Des pins, des érables et des arbres fruitiers (pour nourrir les oiseaux) étouffent les bourrasques, ce qui évite l’érosion des sols. « Ça garde la neige aussi, c’est bon pour le blé d’hiver », ajoute M. Palardy.

Le problème de l’érosion des terres agricoles est criant dans la province. Les précieuses « terres noires » de la Montérégie, où pousse la moitié des légumes du Québec, perdent 2 cm d’épaisseur par année en raison du vent et de la décomposition. Si rien ne change, elles pourraient s’envoler complètement d’ici 50 ans.

Même si le gouvernement du Québec subventionne la création de haies brise-vent depuis des années, celles-ci demeurent rares. Les chauffeurs de machinerie agricole y voient souvent un obstacle encombrant en bordure des champs, explique M. Palardy. « Ça touche à leurs rétroviseurs de machinerie ou à leurs phares ; ils n’aiment pas ça », déplore-t-il.

Des carapaces très dures

 

Les deux cultivateurs soucieux de l’environnement exploitent 30 hectares, où ils font pousser du blé, de l’orge et du soya. Cette année, c’est du soya. Puisque leur champ longe un cours d’eau, une bande riveraine doit les séparer. Des érables à Giguère, des frênes et des mélèzes prospèrent près du ruisseau. Laisser pousser des arbres dans cette bande solidifie les berges et limite l’érosion.

Le joyau « agroforestier » de leur ferme, toutefois, ce sont certainement les noyers noirs, les noyers hybrides, les noyers de coeur et les noisetiers, qui, à terme, produiront des tonnes de noix par année. « Je crois que je n’avais pas réalisé l’ampleur de ce projet », avoue en riant Mme Ménard, qui frise les 70 ans. En effet, préparer les noix pour la consommation exige beaucoup de travail.

Dans le garage des deux cultivateurs, à côté d’un tracteur à gazon électrique, on retrouve une machine de leur fabrication qui enlève la pelure souple des noix. Après un lavage à l’eau, les fruits sèchent pendant cinq mois sur une étagère dans leur sous-sol. « C’est comme un bon vin, il faut que ça mature lentement », explique l’agricultrice.

Puis, avant de les manger, il faut les casser. Pour sa consommation personnelle, le couple dispose d’un énorme casse-noix. S’appuyant sur sa table de cuisine, Ghyslaine Ménard tire solidement sur le manche, puis un craquement sonore résonne. « Des noix comme celles-là peuvent se commercialiser, mais c’est tellement difficile à ouvrir ! » s’exclame-t-elle.

Quand la production passera à la vitesse supérieure, le couple devra justement trouver une machine professionnelle qui peut casser ces noix coriaces, ou sinon vendre sa récolte à quelqu’un qui dispose d’un tel appareil. Or, l’industrie des noix comestibles est toute jeune au Québec. Pour trouver son matériel, un producteur de Saint-Ambroise-de-Kildare a dû se rendre en Europe, fait remarquer Mme Ménard.

Souvent, les produits de l’agroforesterie sont peu communs — comme les noix au Québec —, et cela implique des « contraintes majeures » pour les agriculteurs, admet le professeur Olivier. Toutefois, ces défis viennent aussi avec des perspectives intéressantes. Le réchauffement du climat permettra, par exemple, la plantation d’arbres fruitiers qui, jusqu’à présent, en arrachaient au Québec.

Pour M. Palardy et Mme Ménard, se lancer dans l’agroforesterie, c’est surtout penser à l’avenir. Les noyers derrière leur maison deviendront un jour d’immenses arbres qui accueilleront une foule d’oiseaux, d’insectes et de mammifères. Mme Ménard pense que les agriculteurs seront bientôt nombreux à adopter des pratiques plus écologiques. « Je pense que ça va changer avec la prochaine génération », dit-elle.

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