La Formule 1 a-t-elle encore sa place?

L’organisation de la F1 promet de ramener son bilan carbone à zéro d’ici la fin de la décennie. En 2019, celui-ci était estimé à 256 551 tonnes par année, soit l’équivalent des émissions de près de 105 000 voitures. 
Photo: Loic Venance Agence France-Presse L’organisation de la F1 promet de ramener son bilan carbone à zéro d’ici la fin de la décennie. En 2019, celui-ci était estimé à 256 551 tonnes par année, soit l’équivalent des émissions de près de 105 000 voitures. 

À l’heure où la science plaide pour une diminution radicale de nos émissions de gaz à effet de serre et de notre consommation de ressources, mais aussi pour une réduction de la place de la voiture dans nos sociétés, faut-il tourner le dos à la Formule 1 ? Si nos gouvernements défendent sans retenue la tenue du Grand Prix de Montréal, d’autres estiment qu’il est temps d’y mettre un terme.

La réflexion sur l’apparente incohérence de la course automobile dans le contexte environnemental actuel ne se limite pas aux seuls groupes écologistes. En mai dernier, dans le cadre de l’émission Question Time, sur les ondes de la BBC, le quadruple champion du monde de F1 Sebastian Vettel admettait lui-même se questionner sur le sujet. « C’est ma passion de conduire une voiture, j’adore ça. Quand je sors de la voiture, bien sûr, je pense aussi : “Est-ce quelque chose que nous devrions faire, parcourir le monde, gaspiller des ressources ?” »

Professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, Dominic Lapointe est quant à lui sans équivoque : il est plus que temps de remettre en question ce type d’événement spectacle. « L’objectif, au final, est de brûler de l’essence pour pouvoir créer des émotions fortes en faisant tourner des voitures en rond », résume-t-il.

Ce texte est publié via notre Pôle environnement.

Tout le clinquant et l’apologie de la voiture associés à cette course, qui sera mise en valeur dans les médias québécois au cours des prochains jours, reflètent aussi selon lui une vision « dépassée » du tourisme et d’une ville comme Montréal. « La Formule 1 est un événement associé au tourisme de luxe, très ostentatoire, avec les hôtels luxueux, les vedettes, les soirées mondaines, etc. C’est un sport qui suit l’argent. Et c’est aussi un sport qui est associé à la culture de la voiture. La F1 nous montre notre fascination pour cette machine qui a décuplé notre capacité d’agir, mais aussi notre capacité de nous nuire. »

Alors que la communauté scientifique plaide pour une réduction draconienne de notre utilisation des ressources naturelles, voire une décroissance, Yves-Marie Abraham, professeur à HEC Montréal et membre du groupe de recherche Polémos sur la décroissance, dénonce la tenue du Grand Prix. « C’est un événement qui incarne tout ce que nous reprochons aux sociétés de croissance. On ne peut que s’y opposer pour des raisons écologiques évidentes. C’est une vitrine pour l’industrie automobile dont il faut se sortir, on y brûle du carburant et on y fait la promotion de la vitesse, alors qu’il faut aller vers un ralentissement. Et l’argent y occupe une place considérable, alors qu’on tente de mettre en avant l’idée d’une société dans laquelle l’accumulation d’argent ne serait pas une finalité. »

Chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, Colin Pratte doute pour sa part de la pertinence des investissements de fonds publics des trois ordres de gouvernement pour maintenir le Grand Prix au moins jusqu’en 2031. Selon ses calculs, entre 2009 et la fin de l’ententeactuelle avec les propriétaires de F1, ce sont plus de 400 millions de dollars de fonds publics qui seront versés à cette entreprise, dont la capitalisation boursière avoisine les 30 milliards de dollars. Et ce montant ne tient pas compte de l’ensemble des coûts associés à l’entretien de la piste (près de 90 millions de dollars entre 2017 et 2020) et à la construction de nouveaux paddocks (60 millions de dollars), terminés en 2019 et qui connaissent déjà des problèmes.

Carboneutralité ?

À la Ville de Montréal, le cabinet de la mairesse Valérie Plante défend sans retenue la tenue de l’événement, après deux années d’annulation, en raison de la pandémie. « La Ville de Montréal a un contrat jusqu’en 2031 pour accueillir le Grand Prix, qui est un événement phare de la saison touristique et de l’effervescence économique du centre-ville », fait-on valoir, tout en rappelant que « la transition écologique est une priorité de notre administration ». Selon une étude publiée en mars dernier et réalisée lors du Grand Prix de 2019, l’impact économique annuel sur le produit intérieur brut est évalué à 63,2 millions de dollars.

Le ministre de l’Environnement du Québec, Benoit Charette, salue pour sa part les engagements de la F1 en faveur de la lutte contre la crise climatique. « Tous les types d’industries doivent mettre la main à la pâte pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et lutter contre les changements climatiques. Nous soulignons à ce titre l’engagement de la F1 d’être carboneutre d’ici 2030 », indique son bureau, dans une réponse écrite.

L’organisation promet en effet de ramener son bilan carbone à zéro d’ici la fin de la décennie. En 2019, celui-ci était estimé à 256 551 tonnes par année, soit l’équivalent des émissions de près de 105 000 voitures. Ce bilan découle en bonne partie de la logistique et des déplacements sur la planète (45 %), alors que les émissions des voitures de course ne représentent que 0,7 % du bilan. Celui-ci ne tient toutefois pas compte des émissions associées aux spectateurs ou au tourisme lié aux 22 courses tenues dans 20 pays. En plus de la réduction des gaz à effet de serre, l’entreprise a promis des mesures pour réduire sa production de déchets, l’utilisation du plastique et les ressources nécessaires pour les voitures.

« Virilité patriarcale »

Dominic Lapointe se questionne néanmoins sur la valeur réelle des engagements de l’industrie. « Leur plan contient une bonne part de flou artistique. On parle de carboneutralité, mais aussi de compensation des émissions. Mais cette compensation doit être utilisée lorsqu’on ne peut pas éviter les émissions de gaz à effet de serre. Dans le cas de la F1, nous sommes dans une consommation ostentatoire, donc la carboneutralité serait facile à atteindre : nous n’avons pas besoin de voitures qui tournent en rond à brûler de l’essence. La F1 est une forme de gaspillage qu’on tente aujourd’hui de justifier par le développement technologique et des principes comme la carboneutralité. »

Pour la directrice des politiques nationales au Réseau action climat Canada, Caroline Brouillette, et le porte-parole de Greenpeace, Patrick Bonin, il est évident que le discours « vert » des propriétaires du circuit de la F1 ne suffit pas. « La tenue du Grand Prix envoie le mauvais message que le transport ne pose pas de problème,alors que dans les faits, c’est la plus grande source d’émissions de gaz àeffet de serre au Québec et que les émissions de ce secteur ne cessent d’augmenter », fait valoir M. Bonin.

Yves-Marie Abraham estime aussi que Montréal est plus que mûre pour une réflexion sur l’avenir de la course sur l’île Notre-Dame. « Le Grand Prix est peut-être intéressant pour les touristes, mais pour les Montréalais, ça n’a aucun sens. Le problème, c’est que nous avons des dirigeants qui sont complètement pris dans de vieilles logiques totalement dépassées, qui font de ces grands rassemblements quelque chose d’important pour les villes. Pourtant, nous avons eu le Tour de l’île [à vélo] récemment. C’est beaucoup plus en phase avec les besoins des Montréalais. »

Il rappelle en outre que le Grand Prix est associé à « une sorte de virilité patriarcale » et à une recrudescence de la prostitution, une industrie contrôlée par le crime organisé. « Quand serons-nous suffisamment nombreux à trouver ça complètement indécent ? Après tout, c’est l’incarnation de tout ce qu’on devrait refuser. C’est donc incroyable que ça dure encore et qu’une administration comme celle de Valérie Plante continue de soutenir le Grand Prix. »



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