À Gatineau, un quartier se chauffera grâce au papier

Un imposant projet de développement résidentiel et commercial prend forme à Gatineau et à Ottawa, sur les berges de la rivière des Outaouais. Ce quartier carboneutre, nommé Zibi, se chauffera grâce aux rejets thermiques d’une usine de pâtes et papiers. Visite sur le terrain.
Une cheminée crachote dans le ciel bleu. Non loin, des millions de litres d’eau chaude reposent dans un bassin de décantation afin de laisser se déposer les fibres qui souillent le liquide. Il n’y a pas si longtemps, l’eau usée de l’usine de pâtes et papiers de Kruger, à Gatineau, était renvoyée à la rivière après son traitement — et sa chaleur, gaspillée.
Mais depuis février dernier, cette précieuse énergie thermique n’est plus dilapidée. Des tuyaux se gorgent de la chaleur du bassin et la convoient un kilomètre plus loin, dans le quartier Zibi, un développement immobilier qui devrait héberger 5000 résidents et accueillir 6000 travailleurs d’ici une décennie.
« Nos tuyaux embrassent l’eau de l’usine de Kruger en hiver pour obtenir de la chaleur, et ils embrassent l’eau de la rivière en été pour obtenir du froid », explique Jeff Westeinde, président du groupe de promoteurs, à l’occasion de l’inauguration officielle mardi du « système énergétique du quartier » Zibi.
Ce système de chauffage et de climatisation fonctionne ainsi sans générer aucune émission et en consommant très peu d’électricité. Les nouveaux quartiers de ce type, qui comptent de hautes tours d’habitation, ont encore souvent recours au gaz naturel pour leur chauffage, surtout en Ontario.
Sur le chantier de construction, des grues s’activent. Les 14 hectares du projet, qui s’étendent de part et d’autre des chutes des Chaudières, en plein centre des villes jumelles de la rivière des Outaouais, ont longtemps été occupés par la compagnie forestière et papetière Domtar. Ils ont été rachetés en 2013 par les promoteurs.
Zibi signifie « eau » pour les Anichinabés qui fréquentaient le secteur bien avant les papetières. Mardi, l’aîné Peter Decontie de la Première Nation anishinabeg de Kitigan Zibi a procédé à une cérémonie et à une prière à l’occasion de l’inauguration du réseau de récupération de chaleur. Il a aspergé de fumée des députés, un maire et des gens d’affaires impliqués dans le projet.
Éviter l’électricité ontarienne
Des premiers locataires ont emménagé dans une tour d’appartements du projet en décembre dernier. Aux étages inférieurs du bâtiment, une panoplie de tuyaux colorés s’entrecroisent. C’est dans cette salle mécanique aux allures de glissades d’eau que la chaleur provenant de Kruger est extraite.
Le système énergétique de quartier de Zibi est une « bibitte spéciale » en raison de son chevauchement du Québec et de l’Ontario, explique Philippe Gauthier, ingénieur mécanique chez Eequinox, la firme responsable du volet thermique du projet. Pour atteindre la carboneutralité, les promoteurs ont voulu utiliser de l’électricité québécoise, plus propre, afin de faire fonctionner les accessoires nécessaires à la boucle de chaleur.

« On ne veut pas utiliser l’électricité de l’Ontario parce que leur réseau comprend de l’énergie nucléaire et aussi beaucoup de gaz naturel », lance carrément M. Westeinde par-delà le bruit des compresseurs. Or, les régies énergétiques ne permettent pas de faire passer du courant électrique d’une province à l’autre. Par contre, elles ne se soucient pas des courants d’eau chaude…
Deux « thermopompes géantes » fonctionnant à l’électricité québécoise permettent ainsi de « concentrer » l’énergie thermique de l’eau en provenance de Kruger : elle passe de 23 °C à 44 °C. Cette eau est ensuite suffisamment chaude pour alimenter un système de chauffage à l’air du côté ontarien.
Un modèle reproductible
Hydro-Québec financera jusqu’à hauteur de 4,8 millions de dollars les bâtiments du projet sur la rive nord de la rivière des Outaouais. Nancy Guénette, directrice du service et des ventes auprès de la clientèle d’affaires à Hydro-Québec, explique que cela s’inscrira dans les objectifs d’efficacité énergétique de la société d’État.
« Ce qui est extraordinaire avec ce projet, dit-elle, c’est qu’on parle d’un potentiel latent d’énergie. Ce n’est pas de l’énergie qu’on doit produire, transporter, distribuer : elle est déjà là. Ça nous permet d’économiser de précieux kilowattheures pour décarboner d’autres secteurs. »
Selon ses promoteurs, Zibi est le premier projet de valorisation de rejets thermiques à voir le jour dans une communauté « judicieusement planifiée » (master-planned community) en Amérique du Nord. Les systèmes de récupération alimentant des serres ou des parcs industriels sont plus communs.
L’équipement nécessaire pour le système thermique de Zibi coûte cher — selon M. Westeinde, l’installation de chaudières au gaz naturel aurait nécessité quatre fois moins d’investissements. Toutefois, à long terme, la récupération de rejets thermiques devrait se révéler un choix payant. L’entreprise travaille d’ailleurs à reproduire son modèle ailleurs au pays.
« Le système énergétique de quartier [de Zibi] établit un précédent important pour les autres municipalités canadiennes, en particulier celles qui maintiennent des aménagements au gaz », a remarqué Greg Fergus, le député libéral d’Hull-Aylmer à la Chambre des communes, qui était présent lors de l’inauguration.
Pour Kruger, l’intérêt de ce projet réside dans la réduction de son empreinte carbone grâce à la création de crédits compensatoires. Son usine de Gatineau, qui produit des papiers mouchoirs, carbure surtout au gaz naturel ; elle a émis plus de 50 000 tonnes de CO2 en 2020.