Le nucléaire pour protéger le climat?

Malgré les craintes soulevées par l’énergie nucléaire, le gouvernement Trudeau estime que le développement d’une nouvelle génération de réacteurs représente « une voie prometteuse » pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de la production énergétique au Canada. Ottawa a d’ailleurs injecté des millions de dollars afin de favoriser l’émergence de la filière des petits réacteurs modulaires, qui n’ont toutefois pas encore démontré son potentiel commercial.
« Les petits réacteurs modulaires (PRM) sont une innovation qui pourrait fournir une énergie sûre et non émettrice et contribuer à l’élimination nette des émissions d’ici 2050 », souligne le cabinet du ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault, dans une réponse écrite aux questions du Devoir.
Ottawa travaille déjà avec plusieurs partenaires, dont une douzaine de « fournisseurs » de PRM, dans le cadre d’un « plan d’action » pour le développement de cette nouvelle filière, présentée comme une « option d’énergie propre pour faire face aux changements climatiques » dans le Plan de réduction des émissions pour 2030 présenté à la fin du mois de mars.
Le plus récent budget fédéral accorde aussi 120 millions de dollars pour « réduire au minimum les déchets générés par ces réacteurs », mais aussi soutenir l’approvisionnement en « carburant » — essentiellement de l’uranium — nécessaire à leur fonctionnement et améliorer « les pratiques de sûreté et de sécurité nationales ». Ces investissements s’ajoutent aux 70 millions de dollars prévus pour deux projets de PRM en développement, un en Ontario et un au Nouveau-Brunswick. À l’échelle provinciale, l’Alberta a en outre signé un « protocole d’entente » avec la Saskatchewan, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick pour favoriser « le développement et le déploiement » des nouveaux réacteurs.
« Cadre de solutions »
Dans un contexte de sortie progressive des énergies fossiles, Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) évalue que l’énergie nucléaire pourrait ainsi représenter « plus de 10 % de l’électricité » distribuée par les réseaux publics au pays en 2030. Concrètement, cela signifie que dans certaines provinces, des voitures électriques fonctionneront à l’énergie nucléaire au cours des prochaines années. « La technologie de petits réacteurs nucléaires joue un rôle important dans notre cadre de solutions, mais le cycle de développement de la technologie pourrait retarder l’impact d’ici 2030. Par contre, celle-ci sera très utile pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050 », précise ECCC.
Il n’existe actuellement aucun PRM — une technologie qui intéresse plusieurs pays — dans le monde en mesure de produire de l’énergie sur une basecommerciale, souligne Normand Mousseau, professeur de physique et directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal. S’il juge intéressant de financer la recherche au Canada, il estime que la pertinence de cette technologie au pays reste à démontrer, notamment en ce qui a trait aux coûts par rapport à d’autres sources énergétiques, comme l’éolien et le solaire.
« On s’aperçoit bien, dans les gouvernements, que l’enjeu de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, qui passe par une électrification massive de notre société, comporte des défis importants », explique-t-il. « Or, s’appuyer simplement sur des énergies intermittentes comme le solaire ou l’éolien soulève des questions, alors que les réacteurs nucléaires produisent de l’électricité sur une base régulière. Il ne faut donc pas évacuer cette filière, mais il faut faire les évaluations selon des cas spécifiques. Le nucléaire peut faire partie de la stratégie énergétique canadienne, mais ce n’est pas obligatoire. »
Ce texte est publié via notre Pôle environnement.
« Le nucléaire aura un rôle à jouer. Est-ce que ce sera au Canada ? Je ne sais pas, puisqu’on s’appuie déjà sur un approvisionnement comblé environ à 60 % par des énergies renouvelables et que nous sommes dans une position différente d’autres pays. Nous avons par exemple une capacité de stockage, derrière les barrages, qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde », fait valoir M. Mousseau. « Mais le nucléaire aura certainement un rôle à jouer au niveau planétaire, dans un contexte de décarbonation de la production d’électricité. Ce ne sera pas un rôle central, puisque ce rôle reviendra à l’énergie solaire et éolienne. Mais il jouera un rôle. »
Professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Gaëtan Lafrance estime lui aussi que le recours au nucléaire ne serait pas obligatoire au Canada. « Nous avons l’ensemble des ressources nécessaires au Canada pour réduire la part de l’énergie nucléaire. On pourrait même s’en passer si l’Ontario et l’Alberta décidaient d’importer de l’hydroélectricité des provinces voisines, avec de nouvelles lignes de transport », estime l’expert en prévision énergétique. Mais l’Ontario, dont 60 % de la production d’électricité dépend du nucléaire, refuse de l’acheter au Québec, ajoute l’auteur du tout nouveau livre L’illusion carboneutre. Quel temps fera-t-il vraiment après 2050 ?.
Du côté de Greenpeace, on déplore les investissements du gouvernement Trudeau pour développer la nouvelle technologie nucléaire des PRM. « Le nucléaire est une distraction polluante et dangereuse. Le gouvernement fédéral devrait plutôt investir dans la conservation et les énergies renouvelables s’il veut lutter contre les changements climatiques », fait valoir son porte-parole, Shawn-Patrick Stensil.
Risques et déchets
M. Lafrance juge par ailleurs nécessaire de repenser notre perception des risques historiquement associés à l’industrie nucléaire, comme les catastrophes de Fukushima ou de Tchernobyl. « La peur découle de réacteurs construits dans les années 1970. Mais les nouveaux réacteurs sont beaucoup plus sécuritaires et les rendements sont meilleurs. Et en règle générale, la réglementation pour le nucléaire est très stricte », assure-t-il. Normand Mousseau souligne néanmoins que la multiplication des PRM dans différentes régions du Canada pourrait soulever des questions de sécurité.
Au cabinet du ministre Steven Guilbeault, on se veut rassurant. « La sécurité est toujours notre priorité absolue lorsqu’il s’agit de nucléaire. En tant qu’État membre de l’Agence internationale de l’énergie atomique, le Canada s’efforce de mettre en œuvre des pratiques conformes aux meilleures pratiques et lignes directrices de la communauté internationale. Tout nouveau projet sera soumis à une évaluation environnementale rigoureuse. »
Il n’en demeure pas moins que le Canada n’a toujours pas de site de stockage permanent de ses déchets nucléaires, et ce, alors que les PRM devraient en générer davantage. Selon Ressources naturelles Canada, on compte déjà plus de 2,5 millions de mètres cubes de déchets radioactifs. Ce décompte comprend au moins 12 718 mètres cubes de déchets dits de « haute activité », dont du combustible nucléaire comme celui stocké actuellement sur le site de l’ancienne centrale Gentilly-2 (4,1 % du combustible usé au Canada), au Québec.
Depuis maintenant 20 ans, la Société de gestion des déchets nucléaires, dont Hydro-Québec est membre, cherche un site pour y stocker le combustible irradié pour l’éternité. L’idée serait de les enfouir à plusieurs centaines de mètres sous terre. Deux sites sont toujours à l’étude, confirme-t-on par courriel. L’un d’eux est situé dans le nord de l’Ontario et l’autre se trouve sur le territoire de la municipalité de South Bruce, non loin du lac Huron. La décision finale devrait intervenir « d’ici la fin de 2023 ».