L’ours polaire perdu en Gaspésie, un symbole de la crise climatique?

Ce texte est tiré de notre infolettre « Le Courrier de la planète » du 3 mai 2022. Pour vous abonner, cliquez ici.
L’abattage de l’ours polaire perdu en Gaspésie la fin de semaine dernière a suscité de vives réactions, mais il aurait été très difficile de sauver cette bête, selon les experts consultés par Le Devoir. Ceux-ci soulignent d’ailleurs que cette situation pour le moins inusitée symbolise surtout les impacts de l’activité humaine sur le climat et les écosystèmes, qui risquent de s’aggraver.
L’ours « neutralisé » samedi sur ordre du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) était un jeune mâle de cinq à six ans, a confirmé le Dr Stéphane Lair, de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal. C’est son équipe qui a réalisé lundi la nécropsie de cet animal bien portant et pesant plus de 300 kilogrammes (environ 650 livres).
Ce spécialiste de la faune sauvage estime d’ailleurs que le MFFP a pris la bonne décision en choisissant d’abattre cet ours polaire. « Il y a une question de sécurité publique qui est à considérer dans une telle situation. C’est une des espèces les plus dangereuses au monde pour l’être humain. Pour l’ours blanc, l’humain est une proie : ils n’ont pas peur. »
Qui plus est, anesthésier un tel animal, le placer dans une cage suffisamment solide et le transporter est une opération très complexe, même lorsque l’ours se trouve déjà en captivité. Au Zoo sauvage de Saint-Félicien et à l’Aquarium du Québec, qui abritent des ours polaires, on explique que de telles opérations sont toujours planifiées minutieusement.
À titre d’exemple, l’anesthésie, bien plus simple à administrer sur un animal dont on connaît le poids et l’âge et qui est confiné à un espace restreint — ce qui n’était pas le cas de l’ours en Gaspésie —, peut prendre jusqu’à 25 minutes avant de faire effet. Et celle-ci ne dure jamais plus de deux heures. « Ensuite, on fait quoi avec cet ours ? On ne sait pas de quelle sous-population il provient, donc on ne peut pas savoir si on va le réintroduire dans le bon secteur. Il est aussi possible qu’il reparte en vagabondage. Et il faut tenir compte des coûts pour noliser un avion », fait valoir Stéphane Lair.
Changements de régime
D’où provenait cet ours polaire perdu loin de son habitat naturel ? Difficile à dire, selon Dominique Berteaux, professeur au Département de biologie de l’Université du Québec à Rimouski. Il est possible que ce soit le même ours qui avait été aperçu sur la Côte-Nord, à l’est de Havre-Saint-Pierre, plus tôt au mois d’avril.
« Depuis 20 ans, il y a de plus en plus d’observations sur la côte de Terre-Neuve, mais aussi au sud du Labrador, dans un contexte de forte augmentation des phoques du Groenland dans la région. Les ours viennent manger de jeunes phoques, et leur population pourrait avoir augmenté dans cette région. Mais ça reste inusité de voir des ours sur la Côte-Nord et en Gaspésie », explique-t-il.
Pour Stéphane Lair, la présence de cet imposant prédateur hors de son aire de répartition habituelle pourrait découler de bouleversements dans le régime alimentaire du plus grand carnivore de la planète. « Il semble y avoir des changements dans la diète. Ils étaient très dépendants des phoques, qu’ils chassaient sur la banquise. Mais des études indiquent que la diminution des couverts de glace qui est associée au réchauffement climatique semble inciter les ours à diversifier leurs proies. Peut-être qu’ils se déplacent davantage pour se nourrir. »
Dans ce contexte, le Dr Lair estime que le fait de sauver cet ours vagabond n’aurait pas eu d’effets bénéfiques pour l’espèce. « Ce qu’on voit avec ce cas, c’est probablement un cas lié à des déséquilibres dans des écosystèmes associés au réchauffement climatique. Si on veut sauver les ours, il faut inciter les gens à vendre une de leurs deux voitures, à utiliser davantage les transports en commun et moins prendre l’avion. C’est notre dépendance aux énergies fossiles qui menace les ours blancs. »
Réchauffement
L’ours polaire est classé comme espèce « préoccupante » en vertu de la Loi sur les espèces en péril au Canada. On compte trois populations distinctes qui fréquentent le territoire québécois, pour un total estimé à 5000 individus. Les experts estiment cependant que toutes les populations d’ours polaires au pays seront touchées par les dérèglements du climat.
« Les scientifiques prévoient que, à mesure que le réchauffement planétaire et la réduction des glaces de mer dans l’Arctique se poursuivront, les ours blancs passeront plus de temps sur les côtes et se retrouveront plus souvent dans le voisinage des humains dans certaines portions de l’aire de répartition de l’espèce », précise Environnement et Changement climatique Canada dans une réponse écrite.
« Toutefois, nous ne pouvons pas faire de lien entre une telle tendance générale et le cas qui nous intéresse ici. Ce type de déplacement sur une longue distance est rare et peut être expliqué par une panoplie de raisons », ajoute le ministère fédéral. « L’explication la plus plausible de la présence de cet ours est que la glace de mer qu’il utilisait comme plateforme dans sa quête de nourriture a été transportée jusque dans le golfe du Saint-Laurent par des courants océaniques. »