La ruée vers l’hydrogène vert et ses défis

La ruée vers l’hydrogène vert s’intensifie. Des dizaines d’entreprises cognent à la porte des gouvernements pour vanter les mérites de leurs technologies, obtenir une aide financière et se positionner dans une filière pour le moins prometteuse dans la lutte contre les changements climatiques.
Un coup d’œil dans les registres des lobbyistes permet de le constater : l’hydrogène a la cote. Le Devoir a recensé une trentaine d’entreprises inscrites au registre canadien. On y trouve aussi bien des producteurs et des entreprises technologiques que des minières et des pétrolières — comme ConocoPhillips et Shell — qui veulent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.
Constat similaire au Québec, où le nombre d’inscriptions a bondi en deux ans. L’industrie se prépare au développement de la filière. À quelques semaines du dévoilement de la stratégie québécoise sur l’hydrogène, plus d’une dizaine d’entreprises y sont enregistrées.
L’intérêt pour la molécule n’est pas nouveau. Le vecteur d’énergie fait rêver les industriels depuis des décennies. « J’ai vécu à travers deux ou trois vagues d’intérêt pour l’hydrogène depuis le début de ma carrière, mais là, c’est très différent », observe Pierre Bénard, le directeur de l’Institut de recherche sur l’hydrogène de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
Selon la perspective du professeur Bénard, une « première vague » d’intérêt pour l’hydrogène a été suscitée par la crise pétrolière des années 1970, lors de laquelle l’Occident cherchait à accroître son indépendance énergétique. Une « seconde vague » s’est fait sentir dans les années 1990, quand on craignait d’épuiser les ressources de pétrole.
Depuis cinq ans environ, une « troisième vague » déferle. Les technologies associées à l’hydrogène progressent depuis des décennies, « mais là, beaucoup de choses ont convergé en même temps », note M. Bénard. Par exemple, les piles à combustible et les électrolyseurs se sont grandement améliorés ; le prix des énergies renouvelables intermittentes, comme le solaire et l’éolien, a « littéralement fondu ».
La production d’hydrogène vert n’en reste pas moins, dans les faits, marginale. À l’échelle mondiale, 1,2 million de tonnes métriques d’hydrogène vert auraient été produites entre 2015 et 2018. C’est dix fois moins que la production annuelle d’hydrogène à partir d’énergies fossiles.
Transporter la molécule
Nombre de rapports prévoient d’ici 2030 une croissance constante. Une croissance, certes, mais limitée par les capacités d’électrolyseurs actuellement en service, qui oscillent entre 50 et 100 MW, soit bien en deçà des usines d’hydrogène gris. Qui plus est, la construction d’infrastructures de transport — pipelines et terminaux d’exportation et d’importation — devra suivre le rythme de production. Ce qui n’est pas encore le cas.
Des distributeurs canadiens de gaz naturel sont néanmoins à pied d’œuvre pour pouvoir transporter la molécule. Enbridge pilote un projet d’injection d’hydrogène dans une partie de son réseau en banlieue de Toronto. La compagnie de Calgary ATCO projette d’en injecter dans son réseau de gaz naturel dans un quartier résidentiel de Fort Saskatchewan, en Alberta.
Au Québec, Gazifère annonçait en 2021 son intention de produire de l’hydrogène et d’en introduire dans son réseau en Outaouais. Pour sa part, Énergir a reçu le feu vert cet automne pour mener des tests afin de connaître les effets de la molécule — plus petite que celle du gaz naturel — sur ses infrastructures et ses matériaux. Elle injectera sous peu de petites quantités d’hydrogène sous forme de mélange avec le gaz naturel dans deux circuits fermés.
« On a une démarche étapiste », explique Olivier Pineau, directeur d’Ingénierie et gestion des actifs chez Énergir. « Dans un premier temps, on est dans les réseaux de distribution, donc des réseaux proches des points de consommation. Ce sont des études ultérieures qui pourront confirmer ou infirmer la possibilité d’en injecter dans des réseaux de transport qui fonctionnent à pression plus élevée. »
Si les tests sont concluants, l’ancien Gaz Métro n’écarte pas la possibilité de créer des « grappes industrielles ou résidentielles » qui pourraient s’alimenter à l’hydrogène vert. « Est-ce qu’il pourrait y avoir des liens pour relier différentes grappes et concevoir et bâtir une infrastructure un peu plus importante pour créer cette notion de réseau ? Tout est une question de coûts et de matériaux, mais oui, ça pourrait se faire », dit-il.
À long terme, Énergir pourrait même explorer le transport par camion ou par bateau, dit Vincent Regnault, directeur exécutif d’Approvisionnement gazier et développement des gaz renouvelables chez Énergir. « Ça fait partie d’une réalité plus lointaine pour le moment, mais dans une réflexion beaucoup plus large, on y pense, effectivement. »
Le réseau d’Énergir ne desservant pas l’ensemble de la province, « il va falloir qu’on réfléchisse à d’autres façons de conduire l’hydrogène, si l’hydrogène joue un rôle important dans la décarbonation », ajoute-t-il.
L’électricité propre, une ressource limitée
Or, le principal frein à la croissance de la filière pourrait venir de l’approvisionnement en électricité propre et abordable d’Hydro-Québec. La production québécoise d’électricité ne pourra suffire à la demande en période de pointe dès 2027, selon les estimations d’Hydro-Québec. De plus, une capacité de 100 TWh devra être ajoutée au réseau d’ici 2050 si la province veut atteindre son objectif de carboneutralité, ce qui représente la moitié de la capacité actuelle.
« Dans un contexte où il va nous manquer de l’électricité, il faut absolument garder cet élément en tête », rappelle Philippe Dunsky, président de Dunsky Énergie + Climat, une firme de consultants spécialisée en énergie. « Produire de l’hydrogène vert, c’est en fait perdre les trois quarts de l’électricité. La question qu’on doit se poser, c’est : quelle est la place qu’on souhaite donner à la production d’hydrogène ? » ajoute-t-il.
Le rôle futur de l’hydrogène et des dérivés de l’hydrogène dépendra de la rapidité et de l’ampleur de l’amélioration de la technologie de production.
Selon une étude de Dunsky, 15 TWh d’électricité seraient nécessaires pour que l’hydrogène vert en vienne à représenter 2,5 % des besoins en énergie du Québec. « C’est l’équivalent de ce que consommeraient environ quatre millions de véhicules électriques ou ce que consomment présentement plus de 800 000 ménages québécois », fait-il remarquer.
Dans sa Stratégie de l’hydrogène, le Canada avance que la molécule pourrait représenter jusqu’à 30 % de la demande énergétique du pays. « Ça prendrait 1375 TWh par année d’électricité. C’est plus de deux fois toute la production actuelle d’électricité au Canada et environ sept fois la production actuelle d’Hydro-Québec », note M. Dunsky.
Le spécialiste ne doute pas de l’importance du rôle de l’hydrogène vert dans la décarbonisation des sociétés. Encore faut-il l’utiliser à bon escient. « La première étape devrait être d’utiliser l’hydrogène vert pour remplacer l’hydrogène gris », selon le spécialiste. Plus ou moins 90 millions de tonnes d’hydrogène gris sont actuellement produites annuellement à partir d’énergies fossiles.
Cette position rejoint celle décrite dans le plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). « Le rôle futur de l’hydrogène et des dérivés de l’hydrogène dépendra de la rapidité et de l’ampleur de l’amélioration de la technologie de production », peut-on lire. Le GIEC indique clairement qu’il « est plus efficace d’utiliser directement l’électricité », pour éviter les pertes lors de la phase de conversion. L’hydrogène ne devrait être utilisé que dans les secteurs que l’électricité renouvelable ne peut alimenter.
Avec Alexis Riopel
Correction: Une version précédente de ce texte indiquait qu’Énergir menait des tests depuis cet automne pour connaître les effets de la molécule d’hydrogène sur ses infrastructures et ses matériaux. Elle a plutôt reçu le feu vert à l’automne et des tests seront effectués bientôt.