Donner une deuxième vie carboneutre à un immeuble

Le secteur des bâtiments représente 10 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) au Québec. Pour décarboner ces immeubles — et ceux à venir —, les solutions existent déjà. Visite du Phénix, un bâtiment sans émission dans le quartier Saint-Henri, à Montréal.
Depuis les abords de la station de métro Lionel-Groulx, ce grand bâtiment de briques des années 1950 n’évoque pas la haute technologie. Et pourtant, sa rénovation et son équipement actuel en font un immeuble à la fine pointe de la sobriété carbone.
L’équation est à la fois simple et sophistiquée. Sur le toit, plus de 300 panneaux solaires se prélassent sous le ciel grisâtre de mars. Avec le centre-ville de Montréal comme toile de fond, le portrait est résolument moderne.
Et à l’intérieur, de massives colonnes de béton s’élèvent fièrement. Plutôt que de construire en neuf, les architectes voulaient miser sur le parc immobilier déjà existant pour éviter d’utiliser davantage de matériaux très forts en carbone comme le béton et l’acier.
« On voulait montrer qu’on pouvait miser sur le patrimoine bâti, sur un bâtiment ordinaire, et en faire un immeuble carboneutre », explique Hugo Lafrance, un associé responsable des stratégies durables chez Lemay, l’une des plus grandes firmes d’architecture au Québec.
Sous ses pieds logent désormais les bureaux de l’entreprise. Deux étages peuvent accueillir 350 professionnels. Ce projet nommé Le Phénix, terminé en 2019, sert de preuve de concept à la firme.
Le carbone « intrinsèque » d’un bâtiment, c’est-à-dire associé à sa construction, compte pour beaucoup. Rapportées sur un demi-siècle, ces émissions peuvent s’approcher de celles associées au chauffage au mazout ou au gaz naturel de l’immeuble.
Selon le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) paru lundi, 20 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) sont imputables au ciment et à l’acier utilisés pour la construction et la rénovation de bâtiments.
En optant pour l’usagé, Lemay estime avoir libéré dans l’atmosphère 577 tonnes de CO2 via les matériaux utilisés. Construire un bâtiment équivalent, mais neuf, en aurait largué 2721 tonnes dans l’atmosphère, estime-t-elle. Une réduction de près de 80 %.
Et en misant sur l’électrification du chauffage, la firme pense pouvoir abaisser les émissions du Phénix à 3 tonnes par année, plutôt que les 96 tonnes d’avant la mue. Un plan progressif de sevrage au gaz naturel est en cours. Pour compenser ses émissions résiduelles (intrinsèques et de fonctionnement), elle achète des crédits carbone.
Au Québec, la moitié de la superficie totale des immeubles commerciaux et institutionnels est chauffée au gaz naturel ou au mazout, selon les données de 2017. Au moins 46 000 bâtiments de ce secteur doivent donc être décarbonés dans les prochaines années.
Optimiser les performances énergétiques
Sur les deux étages du Phénix consacrés aux bureaux, de rares employés — prolongation pandémique oblige — arpentent les espaces à aire ouverte ou pianotent sur leur ordinateur.
Autour d’eux, des détails optimisent les performances énergétiques du bâtiment : un éclairage DEL dernier cri, un vitrage triple sur la face nord, un préchauffage solaire de l’air extérieur en hiver, des fenêtres ouvrantes en été.
Les panneaux solaires sur le toit blanc alimentent le bâtiment en électricité et servent même à son chauffage. Toutefois, en raison du caractère intermittent de l’énergie solaire, les concepteurs ont dû penser à des manières de stocker ces joules.
Au sous-sol, une citerne contenant 18 000 litres d’eau — l’équivalent d’une petite piscine hors terre — sert de « réservoir thermique ». Le volume d’eau chaude est si important qu’il permet de pallier le décalage entre la disponibilité et les besoins de chauffage. De simples radiateurs à eau chaude se chargent de la distribution aux étages supérieurs.
Pour chauffer l’eau du réservoir, les concepteurs n’ont pas choisi de simples éléments chauffants, mais plutôt des thermopompes. En « pompant » une partie de l’énergie thermique de l’extérieur, ces appareils injectent quatre kilowatts de chaleur dans l’eau pour chaque kilowatt d’électricité solaire.

Aux côtés du chauffe-eau géant se trouve une batterie électrique. En cas de besoin, cette boîte noire de la taille d’un réfrigérateur peut alimenter l’immeuble pendant une demi-journée.
Du point de vue du carbone, les panneaux solaires ne surpassent pas l’hydroélectricité disponible sur la grille d’Hydro-Québec. Toutefois, dans un contexte où la société d’État doit augmenter sa capacité de 50 % pour alimenter un Québec carboneutre en 2050, chaque kilowatt compte.
Et le stockage peut faciliter la gestion des pics de demande, observe Florian Pedroli, un associé de recherche à l’Institut de l’énergie Trottier qui a cosigné un récent rapport sur la décarbonation des bâtiments au Québec. « Les bâtiments produisent leur propre électricité, ils la stockent, et ensuite ils vont l’utiliser en pointe », explique-t-il.
Pour Lemay, l’aventure du Phénix n’a pas engendré de coûts supplémentaires. Les panneaux solaires ont bénéficié d’une subvention fédérale, et le projet a respecté un « budget standard pour un bureau de 350 personnes », selon M. Lafrance. « L’idée, ce n’était pas de faire exploser les coûts ! » dit-il.
En vertu de son enquête, M. Pedroli estime néanmoins que la décarbonation des bâtiments doit bénéficier d’un encadrement des pouvoirs publics. « Si on attend que le marché fasse prendre le dessus aux technologies décarbonées de manière “naturelle”, on n’y arrivera jamais dans les temps requis », souligne-t-il.
Les solutions en matière de bâtiment, selon le GIEC
Selon le rapport du GIEC paru lundi, les bâtiments existants et ceux qui seront bâtis pourront « s’approcher » de la carboneutralité en 2050 « si des politiques combinant des mesures ambitieuses de suffisance énergétique, d’efficacité énergétique et d’énergie renouvelable sont déployées efficacement, et si les barrières à la décarbonation sont levées ».
Ces experts suggèrent notamment…
de concevoir des bâtiments qui peuvent s’adapter au gré des besoins de leurs utilisateurs ;
de réutiliser des bâtiments inoccupés pour éviter de consommer des matériaux intensifs en carbone ;
de choisir des matériaux à faible émission pour les nouvelles constructions ;
de s’assurer que l’enveloppe des bâtiments est très efficace énergétiquement ;
d’intégrer des énergies renouvelables comme le solaire, les petites turbines éoliennes et les chaudières à biomasse ;
d’équiper les bâtiments avec des appareils hautement efficaces.