Faut-il préserver les forêts en créant des crédits carbone?

Le territoire préservé dans le cadre de la BigCoast Forest Climate Initiative est presque aussi grand que l’île de Montréal et représente environ 7% du territoire privé sous le contrôle de la compagnie.
Photo: Mosaic Forest Management Le territoire préservé dans le cadre de la BigCoast Forest Climate Initiative est presque aussi grand que l’île de Montréal et représente environ 7% du territoire privé sous le contrôle de la compagnie.

Une grande compagnie forestière de Colombie-Britannique se privera d’exploiter 40 000 hectares de forêt pendant au moins 25 ans afin de vendre des crédits carbone. Une stratégie qui, selon elle, ne réduira pas ses profits par rapport à la coupe du bois… et pourrait même les augmenter.

Des parcelles de forêt sur l’île de Vancouver et sur l’archipel Haïda Gwaïi seront ainsi épargnées des dents des scies mécaniques et pourront continuer à absorber du CO2 pendant des décennies, a annoncé la semaine dernière Mosaic Forest Management.

Le territoire préservé dans le cadre de la BigCoast Forest Climate Initiative est presque aussi grand que l’île de Montréal et représente environ 7 % du territoire privé sous le contrôle de la compagnie. Il s’agit de « vieilles forêts » qui, pour la plupart, n’ont jamais fait l’objet de coupes, mais qui figuraient dans les plans de récolte de la compagnie dans les prochaines années.

« Le marché du carbone forestier jouera un rôle très important dans la transition en cours, étant donné que de nombreuses entreprises visent la carboneutralité en 2050 », fait valoir en entrevue Domenico Iannidinardo, le vice-président Forêt et Climat chez Mosaic.

L’entreprise estime que son projet va « capturer et stocker » plus de 10 millions de tonnes de CO2 par rapport au cours normal des affaires, c’est-à-dire une coupe forestière. Il permettra également de protéger des « écosystèmes sensibles », des « habitats fauniques », des « bassins-versants » et des « terres ayant une importance culturelle pour les Premières Nations ».

Mosaic s’attend à engranger de 100 à 300 millions de dollars avec ses crédits carbone, offerts sur le marché volontaire de la compensation et certifiés par le programme Verified Carbon Standard. « Avec les crédits carbone, nous nous attendons à faire au moins autant d’argent, ou même plus, qu’avec la récolte du bois », dit M. Iannidinardo.

Un calcul complexe

 

Alors que la plantation d’arbres permet d’absorber du CO2 dans l’air, le report des coupes permet, en théorie, d’éviter des émissions. Ces émissions proviennent notamment de la décomposition et de la combustion des résidus de bois. Le calcul des flux de carbone pour un projet « d’élongation des cycles de coupe » est toutefois une tâche ardue.

D’abord, pour être efficace sur le plan du carbone, la préservation d’une parcelle de forêt ne doit pas s’accompagner d’un déplacement des coupes vers un autre territoire, note Jean-François Boucher, un professeur de l’Université du Québec à Chicoutimi spécialisé dans la séquestration forestière du carbone.

Ensuite, le calcul des émissions évitées devrait prendre en compte le CO2 qui ne sera pas stocké dans les produits de bois issus des coupes. Par exemple, dans leurs charpentes en bois, les maisons peuvent stocker du carbone pendant des décennies ; ne pas exploiter des forêts signifie faire une croix sur cette séquestration.

Avec les crédits carbone, nous nous attendons à faire au moins autant d’argent, ou même plus, qu’avec la récolte du bois.

M. Boucher fait aussi remarquer que les forêts où on récolte du bois selon des pratiques d’aménagement forestier durable (AFD) peuvent, dans bien des cas, stocker davantage de carbone que les territoires laissés à eux-mêmes. La densité de la forêt ou sa composition, par exemple, peuvent être modulées grâce à l’AFD.

« La biodiversité, les services écosystémiques, la beauté du paysage : il y a plein d’arguments pour protéger des portions de la forêt, pense M. Boucher. Cependant, l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, pour moi, ce n’est pas un bon argument, parce que, la plupart du temps, on peut le démonter. »

Les forêts millénaires de cèdres et de pruches de la Colombie-Britannique pourraient cependant faire figure d’exceptions. Il faut un « temps immense » pour régénérer ces « mastodontes », dit M. Boucher. Dans le cadre de la crise climatique, leur protection est probablement bénéfique, mais le professeur ne dispose pas des détails permettant de l’affirmer.

Finite Carbon débarque au pays

 

Mosaic n’est pas la seule entreprise au pays à vouloir créer des crédits carbone en retardant la récolte des forêts. Finite Carbon, une entreprise américaine qui développe des projets forestiers de compensations d’émissions de GES, a lancé un programme canadien en décembre dernier.

La forte demande pour des crédits carbone sur le marché volontaire depuis 2020 — dopé par les multinationales visant la carboneutralité — a joué dans la décision de l’entreprise de s’installer au nord du 49e parallèle, explique David Stevenson, le directeur des activités canadiennes chez Finite Carbon. « Il y a beaucoup de forêts au Canada, ajoute-t-il. Et le prix de carbone sur le marché réglementaire canadien est énorme par rapport à celui aux États-Unis. »

Finite Carbon n’a pas amorcé officiellement de projet au Canada, mais est en discussion dans plusieurs provinces avec de grands propriétaires terriens, des Premières Nations et des groupes métis. Aux États-Unis, les deux tiers de ses projets sont liés à des groupes autochtones qui veulent mettre à profit leur territoire sans y récolter de bois.

Bien conscient des difficultés de comptabilité carbone pour les projets de conservation, M. Stevenson insiste pour dire que les crédits forestiers font partie du bouquet de solutions. « Les forêts ne stockent pas du carbone indéfiniment, convient-il, mais elles peuvent le verrouiller pour 40, 60 ou 100 ans. On doit faire tout ce qui est possible dès maintenant. »

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