Sur les traces du rorqual Ti-Croche

Le rorqual Ti-Croche, dans le Saint-Laurent, expirant à la surface
Photo: GREMM Le rorqual Ti-Croche, dans le Saint-Laurent, expirant à la surface

Pour la première fois, des scientifiques sont parvenus à suivre l’impressionnante migration de rorquals communs du Saint-Laurent. Leur découverte, qui pourrait un jour aider à mieux protéger l’habitat du deuxième plus gros animal vivant sur Terre, permet d’ailleurs de comprendre que ces baleines peuvent aisément parcourir des milliers de kilomètres, du Nord au Sud.

« C’est complètement inédit », précise la chercheuse de Pêches et Océans Canada Véronique Lesage, qui pilote ce projet mené à l’aide de balises satellites fixées sur les cétacés. « On ne connaît pas l’étendue des migrations des rorquals communs, parce qu’aucun n’a jusqu’ici été suivi. On pensait que les animaux ne migraient pas sur de grandes distances. Mais là, on voit un individu qui est allé plus au sud que la limite connue de l’aire de distribution de l’espèce. »

L’animal en question est un rorqual commun de 12 ans surnommé Ti-Croche. Même si on ignore le sexe du cétacé, on sait toutefois qu’il est le descendant de Capitaine Crochet, une femelle qui était bien connue dans le Saint-Laurent et qui est morte à la suite d’un empêtrement dans un engin de pêche au crabe.

Une balise satellite a donc été installée sur Ti-Croche le 5 octobre, dans l’estuaire du Saint-Laurent, un peu en aval de Tadoussac. Il a ensuite quitté ce secteur d’alimentation, puis les eaux du Saint-Laurent, pour descendre sur une distance d’environ 2000 kilomètres, vers les Bahamas. Il a ensuite fait un grand tour autour des Bermudes, avant de remonter vers un secteur situé au sud de la Nouvelle-Écosse. En moins de trois mois, il a ainsi parcouru environ 3500 kilomètres.

Photo: Pêches et Océans Canada

Ce rorqual commun, un animal qui peut atteindre 20 mètres de longueur à l’âge adulte, n’est d’ailleurs pas le seul à avoir fait un tel parcours au cours des derniers mois. Mme Lesage précise que deux autres individus munis d’une balise à la même période ont effectué un trajet similaire, ce qui semble indiquer que ces cétacés occupent en fait un très vaste habitat, bien au-delà des eaux canadiennes.

« Pour comprendre les déplacements de ces animaux, il faut prendre en considération le fait qu’ils utilisent des écosystèmes océaniques au complet. Nous sommes donc d’autant plus chanceux de les voir dans le Saint-Laurent, parce qu’ils viennent nous voir là où nous sommes. Mais ils peuvent bouger très rapidement et couvrir un énorme territoire en très peu de temps », explique Richard Sears, un pionnier de la recherche sur les grands rorquals du Saint-Laurent et fondateur de la Station de recherche des îles Mingan. L’automne dernier, il a d’ailleurs vu près de Sept-Îles deux rorquals bleus qu’il avait déjà pu observer aux Açores, de l’autre côté de l’Atlantique, à 3500 kilomètres de là.

Mystère migratoire

 

Puisque ce constat scientifique est inédit pour les chercheurs, il est impossible pour le moment d’expliquer ce qui pousse ces animaux à parcourir de telles distances. On savait déjà que les baleines à bosse aperçues dans le Saint-Laurent descendent vers les Caraïbes en hiver, pour la reproduction et la mise bas. Une femelle connue, nommée Aramis, a d’ailleurs été vue récemment dans la baie de Samana, en République dominicaine.

Dans le cas des rorquals communs, on croyait toutefois que les animaux pouvaient demeurer toute l’année dans les eaux canadiennes, ou alors tout près. Il est donc possible que ces cétacés se rendent loin vers le sud pour rejoindre des secteurs de reproduction ou de mise bas, la localisation de ceux-ci demeurant pour le moment totalement inconnue. Il est aussi possible qu’ils recherchent des zones d’alimentation, puisque les trois rorquals communs suivis sur des milliers de kilomètres ont tous fréquenté la « New England Seamount Chain », une vaste région de l’Atlantique qui compte des montagnes sous-marines de plus de 4000 mètres de hauteur.

Le rorqual Ti-Croche a quitté le Saint-Laurent à l’automne, avant de descendre l’océan Atlantique jusqu’au sud des Bermudes, très au large. Il a ensuite remonté vers le nord, plus près des côtes. Chaque point sur la carte représente une position de la baleine.


Cette importante percée dans la recherche sur une espèce suivie depuis des décennies dans le Saint-Laurent pourrait donc contribuer à bonifier « les mesures de protection » des habitats vitaux pour ce mammifère. Pour le moment, le rorqual commun a un statut d’espèce « préoccupante », selon le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada. Cette baleine décimée par la chasse commerciale « connaît aussi des problèmes de reproduction et on ignore l’état de la population », souligne Véronique Lesage.

Dans ce contexte d’incertitudes, ajoute la chercheuse, « il faut mieux comprendre l’utilisation de l’habitat et les mouvements saisonniers des animaux », précise-t-elle. « On veut savoir s’ils demeurent dans les eaux canadiennes ou s’ils vont ailleurs, mais aussi s’il existe des menaces dans les secteurs qu’ils fréquentent. »

Mme Lesage cite en exemple « les projets pétroliers » en milieu marin, qui peuvent être réalisés dans des zones importantes pour différentes espèces de cétacés. Ti-Croche, par exemple, était présent au sud de la Nouvelle-Écosse à la mi-janvier. Or, cette zone maritime compte des projets pétroliers et de l’exploitation gazière. À l’est de Terre-Neuve, tout le secteur en plein développement pétrolier est aussi fréquenté par plusieurs espèces de mammifères marins, dont certaines sont menacées.

Véronique Lesage estime donc que la recherche pourrait aider à « cibler des périodes » où les forages et les levés sismiques menaceraient moins les baleines. Le gouvernement de Justin Trudeau vient toutefois d’autoriser 40 forages à l’est de Terre-Neuve. Ces opérations vont être menées tout au long de la prochaine décennie. Chaque forage pourrait durer jusqu’à six mois et être réalisé lors de périodes de forte présence de cétacés dans la région.

Selon Richard Sears, non seulement ces projets n’ont pas lieu d’être, mais il estime que le Saint-Laurent devrait bénéficier d’une protection beaucoup plus importante qu’à l’heure actuelle. « Les aires marines protégées peuvent être pertinentes pour les espèces qui se déplacent peu. Mais pour les baleines, qui parcourent des distances importantes, est-ce utile de délimiter des petits carrés de territoire un peu partout ? Est-ce qu’il ne serait pas plus logique de protéger de grands territoires ? »

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