Les baleines ne se cachent pas pour mourir
Pendant une semaine, elle a attiré les foules sur les rives montréalaises du Saint-Laurent, surtout en raison de la diffusion des images de ses sauts spectaculaires hors de l’eau. Mais la baleine à bosse qui avait parcouru des centaines de kilomètres en dehors de son habitat naturel a finalement été retrouvée morte mardi. Un décès très médiatisé, contrairement aux nombreux cas de cétacés tués chaque année dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, en raison de l’activité humaine.
Cette baleine à bosse égarée était un cas inédit pour les scientifiques. Jamais auparavant, un animal de cette espèce n’avait remonté le cours du fleuve Saint-Laurent. Ce jeune cétacé a d’ailleurs suscité une vive émotion dans la région de Montréal, où il a multiplié les comportements très démonstratifs typiques de son espèce.
Pendant une semaine, des centaines de curieux se sont pressés chaque jour au quai de l’Horloge, ou encore sur l’île Sainte-Hélène et l’île Notre-Dame, afin d’observer cette baleine visible très près du rivage. Et beaucoup se demandaient si elle retrouverait un jour le chemin de son habitat estival naturel, qui se trouve dans l’estuaire du Saint-Laurent, distant de plus de 400 kilomètres.
La réponse est venue mardi matin. Cette baleine à bosse âgée de deux ou trois ans a été repérée dérivante, morte, dans le secteur de Varennes, enaval de Montréal.
Samedi soir, tout comme pendant toute la semaine précédente, l’animal semblait toutefois en bonne forme physique, selon les spécialistes des mammifères marins qui ont pu l’observer. Elle ne présentait aucune blessure apparente et était toujours très dynamique. Mais elle n’avait pas été revue depuis dimanche matin.

Qu’est-ce qui a bien pu causer sa mort ? Pour tenter de le savoir, il faudra attendre que l’équipe vétérinaire du Dr Stéphane Lair, spécialiste de ce type d’opération, réalise une nécropsie (autopsie) de l’animal. Pour cela, la baleine doit être tirée jusqu’au rivage, avant l’examen de sa carcasse et la prise d’échantillons.
Cette opération, normalement complexe et délicate, est encore plus compliquée dans le contexte des directives de la Santé publique pour freiner la propagation du coronavirus. La nécropsie devrait être réalisée ce mercredi.
Certaines hypothèses pourraient expliquer ce décès, selon Richard Sears, fondateur de la Station de recherche des îles Mingan. Il est possible que la baleine soit morte d’épuisement, d’une infection ou encore après avoir été frappée par un des nombreux navires commerciaux qui remontent ou descendent le Saint-Laurent. Mais, quelle que soit la cause, cette baleine égarée était loin de son milieu naturel. Elle a donc mis sa survie « à risque » en s’éloignant ainsi de l’estuaire, souligne Lyne Morissette, biologiste et spécialiste des mammifères marins.
Mortalités ignorées
Bien qu’il ait suscité de vives réactions mardi, ce décès est somme toute « anecdotique » par rapport à ce qui se passe dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, insiste Mme Morissette.
« C’est bien de s’émerveiller de la présence d’une baleine à Montréal, mais pendant ce temps, des espèces disparaissent, tandis qu’on ne fait rien pour les protéger adéquatement. Il y a 13 espèces de cétacés qui viennent dans le Saint-Laurent, dont la moitié sont en péril. Ça témoigne de la fragilité de cet écosystème, qui est un milieu dans lequel plusieurs espèces sont menacées en raison de nos choix et de nos décisions politiques. »
« Ce qui est paradoxal, c’est que les humains peuvent mettre énormément d’attention sur un animal qui vient dans un milieu urbain, alors qu’on n’accorde pas autant d’attention aux animaux qui sont plus loin, par exemple dans le golfe du Saint-Laurent », ajoute Richard Sears, qui étudie les grands rorquals depuis plus de 40 ans.
Il rappelle que des cétacés sont tués chaque année dans le Saint-Laurent, principalement en raison d’empêtrements dans des engins de pêche ou parce qu’ils sont frappés par des navires commerciaux. La quasi-totalité de ces cas ne sont jamais médiatisés, voire jamais rapportés. Il y a de cela quelques jours, un rorqual commun a d’ailleurs été retrouvé mort sur le rivage de l’île d’Anticosti.
L’été dernier, un jeune rorqual bleu, une espèce classée « en voie de disparition », a été retrouvé mort dans le golfe, de même que deux jeunes baleines à bosse. Et depuis 2017, pas moins de 20 baleines noires sont mortes dans le golfe, essentiellement en raison d’empêtrements ou de collisions avec des navires. Sans oublier les mortalités constantes de bélugas, la seule espèce de cétacé qui réside à temps plein dans le Saint-Laurent.

Protection déficiente
Malgré cela, et malgré le fait que les baleines rapportent chaque année plusieurs millions de dollars à l’industrie touristique au Québec, on tarde toujours à mieux protéger nos milieux marins, déplore Lyne Morissette. À l’heure actuelle, même si la province s’est engagée sur la scène internationale à protéger 10 % du Saint-Laurent d’ici fin 2020, à peine 1,9 % bénéficie actuellement d’un tel statut.
« Peut-être que la baleine de Montréal va susciter une réflexion sur les risques que nous prenons quotidiennement avec le Saint-Laurent. On dit qu’on veut augmenter le nombre d’aires protégées, mais on n’arrive toujours pas à respecter nos engagements. Et en même temps, on ouvre la porte à des projets d’exploration pétrolière qui sont menés sans évaluation environnementale rigoureuse », fait valoir Lyne Morissette.
Il est vrai que le gouvernement Trudeau a décidé d’abolir le processus normal d’évaluation environnementale pour tous les forages exploratoires menés à l’est de Terre-Neuve. Or, cette zone constitue un habitat pour plusieurs espèces de cétacés menacées, mais aussi pour la baleine à bosse, qui est considérée comme « non en péril » au Canada. Ottawa a également autorisé en 2018 la pétrolière BP à mener des forages au sud de la Nouvelle-Écosse, dans une zone fréquentée par des cétacés en voie de disparition.
« Pour le moment, les baleines meurent dans l’indifférence. Pourtant, ces animaux-là sont beaux, ils sont charismatiques et ils suscitent la curiosité. Ils font aussi partie de notre identité. Et si on vit une sorte de deuil par rapport au cas de la baleine à bosse de Montréal, il faut en tirer des leçons », insiste la spécialiste des mammifères marins.
« Puisque ça nous a émerveillés et qu’on a le goût de mieux protéger les baleines, il faut repenser toute notre relation avec l’écosystème du Saint-Laurent, où tout est interconnecté. Il faut donner à toutes les espèces les meilleures chances de survie. On peut le faire, mais pour cela, il faut prendre des décisions politiques intelligentes. »