Nucléaire: petits réacteurs, grand flou

Le 1er décembre dernier, les premiers ministres de l’Ontario, de la Saskatchewan et du Nouveau-Brunswick ont annoncé d’une même voix vouloir miser sur le nucléaire pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Plus précisément, ils entendent investir dans le développement de « petits réacteurs modulaires ». Cette idée tient-elle la route ?
Les petits réacteurs modulaires sont en vogue au Canada. Douze fournisseurs sont actuellement en démarches avec la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN) pour une évaluation préliminaire de leur concept. L’an dernier, un consortium de gouvernements provinciaux, territoriaux et de sociétés d’électricité a préparé une « feuille de route » pour le développement de ces centrales qui, écrit-il, « peuvent aider les Canadiens à vivre dans un avenir faible en carbone ».
Au Nouveau-Brunswick, ARC Nuclear et Moltex Energy ont obtenu 10 millions de la part du gouvernement provincial en 2018. En Ontario, quatre fournisseurs ont été invités à préparer leur dossier pour construire de petits réacteurs modulaires au site de Chalk River, administré par Énergie atomique du Canada, une société de la Couronne.
Ces technologies ont-elles réellement le potentiel d’aider le Canada à atteindre ses objectifs de réduction d’émissions carbonées ? Des experts interrogés par Le Devoir se montrent prudents. Au mieux, elles pourront alimenter des communautés éloignées en énergie. Au pire, elles ne seront jamais assez avantageuses économiquement pour voir le jour.
« Ces centrales ne seront pas construites de sitôt au Canada — d’abord parce qu’elles ne seront jamais rentables », pense M. V. Ramana, un physicien, professeur à l’Université de Colombie-Britannique, spécialiste de l’énergie et des armes nucléaires.
Les petits réacteurs modulaires (PRM) sont des réacteurs à fission nucléaire pensés pour être produits en usine, puis acheminés vers les lieux d’utilisation par bateau ou par train. On y classe les réacteurs délivrant une puissance de 10 à 300 MW. En comparaison, Gentilly-2 avait une puissance de 675 MW et l’aménagement de Manic-5 génère 2660 MW.
« Une petite centrale de 10 à 20 MW pourrait produire suffisamment d’énergie pour assurer un approvisionnement constant en électricité à des communautés éloignées comme celle des îles de la Madeleine », explique le directeur de l’Institut de génie nucléaire de Polytechnique Montréal, Guy Marleau, qui trouve « intéressante » l’annonce des premiers ministres.
De l’avis de M. V. Ramana, qui a consacré une partie de sa carrière aux PRM, les économies d’échelle sacrifiées dans ces centrales miniatures les rendent nécessairement déficitaires.
« Ces petits réacteurs doivent être construits par centaines ou par milliers d’exemplaires avant de devenir plus rentables que l’hydroélectricité », note le professeur.
Encore à l’état de concept
Les concepts de PRM envisagés fonctionnent grâce à différentes technologies de fission nucléaire.
Alors que certains sont simplement des versions réduites des réacteurs traditionnels, d’autres s’inscrivent dans la « quatrième génération » de réacteurs qui se veulent plus économes en ressources naturelles, plus sécuritaires et moins générateurs de déchets. On compte notamment parmi ceux-ci le concept de l’ontarienne Terrestrial Energy, qui mise sur un réacteur à sels fondus, ou celui d’ARC Nuclear, qui développe un réacteur rapide refroidi au sodium.
En général, plusieurs avantages sont attendus des PRM, explique Guy Marleau. « Ce sont des technologies sûres de façon inhérente, explique-t-il. On se base sur des processus physiques naturels pour que, quelle que soit la réaction qui arrive, le réacteur s’éteigne. Il n’y a donc pas de problème d’emballement possible. »
Un projet de centrale nucléaire typique, du design à la commercialisation, demande des centaines de millions, voire des milliards de dollars de financement. La plupart des compagnies qui promettent ces projets au Canada ont seulement quelques millions de dollars.
Généralement, on pense aux petits réacteurs nucléaires comme à des boîtes fermées, qui ne demandent pas de recharge en combustible pendant 10 ou 20 ans. Une fois la matière épuisée, le module est renvoyé à l’usine où on dispose des déchets radioactifs. Un autre réacteur a entre-temps pris le relais au site d’utilisation.
Cependant, tout cela n’est qu’expectative. « Un projet de centrale nucléaire typique, du design à la commercialisation, demande des centaines de millions, voire des milliards de dollars de financement, explique M. V. Ramana. La plupart des compagnies qui promettent ces projets au Canada ont seulement quelques millions de dollars. »
« Ce serait un gaspillage d’argent public que de soutenir la recherche et développement dans le domaine des PRM. Les résultats ne peuvent pas être commercialement viables », souligne-t-il.
Changements climatiques
Et qu’en est-il de la question des changements climatiques ? Certes, l’énergie nucléaire ne génère pas d’émissions de gaz à effet de serre, mais les PRM sont-ils une solution réaliste ?
Tous s’entendent pour dire que ces petites centrales se destinent essentiellement aux communautés éloignées, notamment dans le nord du pays, qui comptent normalement sur des génératrices au diesel. Elles pourraient aussi alimenter en chaleur ou en électricité des industries à l’écart du réseau de distribution d’électricité, comme des mines.
Cependant, ces clients éloignés sont de petits consommateurs d’énergie à l’échelle canadienne, note M. V. Ramana. « En matière de politiques publiques, ce n’est pas où nous devons concentrer nos efforts de réduction de l’utilisation des combustibles fossiles. De plus, il y a des problèmes éthiques à utiliser des communautés éloignées comme cobayes pour une nouvelle technologie. »
Une question de temps se pose également. Le Canada entend réduire ses émissions de GES de 30 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005. Cela signifie que les émissions doivent être réduites à 513 millions de tonnes (Mt) en 2030, alors qu’elles atteignaient 716 Mt en 2017. Or, si tout va bien, ARC Nuclear prévoit obtenir une licence d’exploitation de la part du CCSN en 2028. Terrestrial Energy parle aussi de la fin de la décennie 2020 pour une entrée en service.
« La position de ces provinces tient plus des relations publiques que d’un intérêt quelconque pour leurs émissions de GES, écrit au Devoir Pierre-Olivier Pineau, détenteur de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal. Ils sont contre la taxe sur le carbone et voulaient sans doute donner une image de « provinces engagées ». »
Selon Guy Marleau, les petites centrales modulaires pourraient diminuer les émissions de GES de certaines provinces pour des usages spécifiques. En Alberta, par exemple, elles pourraient remplacer le pétrole comme source d’énergie dans l’exploitation des sables bitumineux.
« Si on remplace la chaleur produite par la combustion du pétrole par celle d’un petit réacteur nucléaire, on éliminerait presque complètement les GES produits par l’extraction du pétrole dans l’Ouest, ce qui contribue pour beaucoup à l’ensemble des GES produits au Canada », souligne-t-il.