Le Canada déçoit aux négociations sur le traité sur la haute mer

Les pourparlers cruciaux en cours à l’ONU visant à protéger la biodiversité et la santé de près des deux tiers des océans piétinent. À deux mois des élections, le Canada, qui se pose en champion de l’environnement, affiche en coulisses une position plus que tiède à l’égard du sort réservé à la haute mer.
C’est du moins ce qu’observent plusieurs organisations non gouvernementales (ONG), alors que s’achève la 3e séance de négociations de la Conférence intergouvernementale sur la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (CMB-BBNJ), visant l’adoption d’un traité pour protéger la haute mer d’ici la première moitié de 2020. À terme, on souhaite que 30 % de ces océans soient désignés sanctuaires marins.
Le Canada déçoit
Mais derrière les portes closes, le Canada se montre peu convaincant, déplorent ces ONG. « Certains pays, dont le Canada, ont une approche très tiède, se rapprochant du statu quo, ce qui ne laisse en rien espérer la protection de la haute mer », déplore Liz Karan, directrice de projet pour la protection de la vie marine dans la haute mer pour les Pew Charitable Trusts.
Le Canada serait notamment opposé à ce qu’une entité internationale puisse réviser les évaluations environnementales faites par les États pour jauger des impacts de diverses activités humaines sur la haute mer. « Si on veut éviter que des pays mènent des évaluations bidon, ce genre d’entité est essentielle » selon Mme Karan.
Contradictions
Sur les tribunes nationales et internationales, le premier ministre Justin Trudeau tente pourtant de se hisser en héros des causes environnementales pour barrer la route à son principal rival, le conservateur Andrew Scheer, aux prochaines élections. Au mois d’août, il annonçait la création d’une vaste aire marine protégée au Nunavut et s’est présenté au dernier G7 comme un des leaders du combat contre les feux ravageant la forêt amazonienne.
Le Canada est connecté à la haute mer par trois mers et a beaucoup plus à perdre que d’autres pays quant à l’urgence actuelle. Sa position est vraiment décevante.
Or, en coulisses, les émissaires du gouvernement Trudeau, comme ceux d’autres pays, ergotent sur les termes et arguent que les organisations internationales actuelles, notamment celles liées aux pêcheries, suffisent à protéger la haute mer.
Selon Susanna Fuller, de l’ONG Ocean North Canada, la tiédeur du Canada déçoit. « Il n’y a pas de cohérence entre ce que le Canada dit sur la place publique et ce qui se défend ici », déplore-t-elle. La déception est d’autant plus grande qu’Ottawa a joué un rôle important l’an dernier dans la conclusion d’un accord mondial pour interdire la pêche commerciale dans les mers du Haut-Arctique.
Mais cette semaine, le Canada — comme les États-Unis, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et l’Australie — se montre réticent à l’idée d’une autorité mondiale qui aurait préséance sur les organisations internationales gérant notamment les pêches, ou l’exploitation minière et pétrolière en haute mer.
Ce sont des délégués du ministère des Affaires mondiales qui sont au front à ces négociations et non des experts du ministère de l’Environnement et du Changement climatique ou de Pêches et Océan Canada, déplore encore la porte-parole de Ocean Canada North. « Le Canada est connecté à la haute mer par trois mers et a beaucoup plus à perdre que d’autres pays quant à l’urgence actuelle, ajoute-t-elle. Sa position est vraiment décevante. »
Selon Liz Karan, les organisations sectorielles qui gèrent les pêches échouent à l’heure actuelle. « Ces organisations s’intéressent aux espèces à la pièce et ont échoué à stopper le déclin général des stocks de poissons. Il faut une entité dotée d’une vision globale pour protéger de grands écosystèmes », relance-t-elle.
Urgence d’agir
Ce traité sur la haute mer est considéré comme urgent pour stopper la perte de la biodiversité marine et l’extinction de certaines espèces, entraînées notamment par la surpêche, l’exploitation des fonds marins, le réchauffement climatique, la désoxygénation et la pollution. Il vise à mieux encadrer les activités humaines comme les pêches ou l’exploitation minière des fonds marins, notamment par la création de sanctuaires et la tenue d’évaluations environnementales pour toute activité à risque d’avoir des effets sur la haute mer.
Ces eaux, situées au-delà des 200 milles marins relevant de la juridiction des États riverains, sont gérées en partie par 21 organisations spécialisées, avec des résultats plus que mitigés. Seulement 1 % de ces espaces océaniques sont protégés, et plusieurs sont menacés par le pillage des ressources.
À mi-parcours de ces négociations, l’organisation Greenpeace est même intervenue devant les délégués pour rappeler aux États « l’urgence d’agir », compte tenu de l’extinction de masse qui se profile dans les océans. « Les mots dans ce texte […] détiennent notre ambition collective. Nous vous invitons à regarder le texte et à rappeler pourquoi nous sommes ici », a martelé Sofia Tsenikli, excédée par les efforts de certains États pour diluer la portée de certains libellés.
Interrogé sur la position canadienne, le ministère des Affaires mondiales n’a pas souhaité accorder d’entrevue à ce sujet. Angela Savard, porte-parole pour ce ministère, a répondu par écrit : « Le Canada entend contribuer à l’élaboration [du traité] de façon constructive. Nous continuons à prendre activement part aux négociations. Pour cette raison, nous préférons ne pas préciser le contenu de ces négociations. »
La quasi-totalité des poissons écartée
Une étude publiée cette semaine dans la revue Nature démontre que 95 % des espèces de poissons échappent à l’heure actuelle aux organisations internationales concernées par la gestion des pêches en haute mer.Joint en Tasmanie par Le Devoir, l’auteur de cette étude, Guillermo Ortuno Crespo, chercheur à la Duke University de Caroline du Nord, a comparé les données mondiales sur la biodiversité des populations de poissons à celles détenues par la totalité des organisations liées aux pêcheries. Les chiffres révèlent que presque seules les espèces de poissons ayant un potentiel commercial font l’objet d’un suivi régulier et sérieux, soit seulement 5 % des poissons peuplant les océans.
« Certains pays veulent exclure les poissons du traité sur la haute mer, en raison de leurs activités de pêche. Si c’est le cas, près de 4000 espèces de poissons seront exclues de cet accord », craint-il.
Plus encore, les organisations liées à la gestion des pêches occultent totalement l’impact de leurs activités sur les autres organismes marins (vertébrés, invertébrés et micro-organismes) partageant le même écosystème. Or, les micro-organismes marins sont à l’origine de la moitié de l’oxygène produit sur la planète.
« Il y a plein de traités, d’instruments et d’accord sur les pêches, mais n’importe quel État peut pêcher en haute mer une espèce de poissons menacée. C’est comme si le renard gardait le poulailler. Il presse d’avoir un traité de protection globale », affirme le chercheur, qui souhaite que la science prenne le pas sur les considérations diplomatiques et légales des États qui semblent pour l’instant dicter l’évolution des négociations.