Les exilés de l’érosion des berges du Saint-Laurent

La municipalité de Sainte-Flavie propose aux riverains une compensation pour la perte de leur résidence, pour les convaincre de s’éloigner des côtes et du fleuve.
Photo: Catherine Legault Le Devoir La municipalité de Sainte-Flavie propose aux riverains une compensation pour la perte de leur résidence, pour les convaincre de s’éloigner des côtes et du fleuve.

Les municipalités sont aux prises avec des problèmes d’érosion. Des insectes ravageurs se multiplient. De nouvelles cultures deviennent possibles. Les pêches sont en transformation. Partout au Québec, on peut mesurer l’effet des changements climatiques. Cette série estivale propose différents textes sur ces nouveaux enjeux.

Dans l’est du Québec, deux villages offrent de l’argent à leurs citoyens pour les convaincre de s’éloigner des côtes et du fleuve qui deviennent de plus en plus dangereux avec les changements climatiques.

Jacques Deschênes et sa femme Diane encaissent difficilement ce qui leur arrive. « C’est pas facile. T’es établi, tu penses finir tes jours tranquille en te bâtissant sur le bord du fleuve et pis là… »

Le choc est survenu il y a un mois quand la municipalité de Sainte-Flavie leur a offert de les indemniser s’ils déménageaient. Ils ont six mois pour y penser. « On n’a presque pas le choix de partir, dit M. Deschênes. C’est quasiment pas vendable. »

Lors des grandes marées du 6 décembre 2010, plus de 40 résidences ont été endommagées le long du fleuve. Pour une communauté de 800 habitants, c’est beaucoup. Au final, une vingtaine de familles avaient quitté le village et le maire, Jean-François Fortin, n’a pas l’intention que ça se reproduise.

Photo: Catherine Legault Le Devoir Pierre Bouchard montre une photo de sa demeure, prise en 2010.

Dans le cadre d’un projet-pilote mené avec le ministère de la Sécurité publique, la municipalité de Sainte-Flavie propose aux riverains de compenser la perte de leur résidence, jusqu’à concurrence de 200 000 $. Assez pour racheter autre chose ou carrément déménager sa maison ailleurs.

Ils sont 24 à avoir reçu une offre. Pourquoi eux ? « Parce qu’ils sont les plus à risque », explique le maire. De toute façon, il fallait faire quelque chose, dit-il. « Les banques et les compagnies d’assurance sont beaucoup plus frileuses à renouveler des contrats d’assurance, à prêter pour la vente de propriété et même à renouveler les prêts hypothécaires. »

Photo: Catherine Legault Le Devoir Walter Decaen, résident de Sainte-Flavie visé par le programme de la municipalité.

C’est surtout pour ça que Gordon Decean pense partir. Aujourd’hui âgé de 88 ans, il habite depuis 25 ans près du fleuve. « Je pensais crever ici », dit-il. Mais il pense à son épouse, qui est plus jeune que lui. « Moi, à la limite, ça ne dérange pas. Mais ma femme, elle ne peut pas se ramasser dans la rue. » Il pense donc dire oui et s’installer à Rimouski, probablement en appartement. « Je ne veux plus acheter. »

Non loin de là, une maison étrange force le regard. Pêcheur de métier, Pierre a décoré ses murs extérieurs de bouées et de poissons de toutes les couleurs. Il a même planté des drapeaux du Québec dans le lit du fleuve devant chez lui.

Pierre Bouchard, résident de Sainte-Flavie, raconte les impacts de l'érosion sur sa propriété



 

Lui et sa femme font partie, eux aussi, du groupe des 24. Résigné à la perte de valeur de son bien, le couple se fait à l’idée d’aller vivre à Rimouski pour se rapprocher des petits-enfants. Parce qu’en gardant la maison, Pierre et sa femme craignent de laisser à leur descendance un fardeau. Pierre appelle ça « l’érosion financière ».

Mais s’il n’en tenait qu’à eux, ils resteraient. D’autant plus que les tempêtes ne leur font pas peur. Quand elles arrivent, ils déplacent le sofa face à la porte-fenêtre pour pouvoir admirer le spectacle. « Pendant la grande marée, je suis resté ici pour protéger la maison, mais aussi pour voir comment c’était beau. J’aurais fait un voyage pour voir ça. Le matériel, ça ne m’intéressait pas pantoute. La nature reprenait ses droits. »

Photo: Catherine Legault Le Devoir Pierre Bouchard, propriétaire d'une maison au bord du fleuve Saint-Laurent à Sainte-Flavie.

En attendant la prochaine tempête

 

En plus de créer son programme de compensation, la Ville a embauché l’an dernier une « chargée de projet en résilience côtière », la première à exercer ce métier au Québec.

Dans le petit local où elle travaille au bureau municipal, Géraldine Colli montre sur la carte les zones les plus fragiles le long de la côte. Son travail consiste à « accompagner » les résidents ciblés. « Je vais être leur intermédiaire entre le ministère, la municipalité. Je suis là pour les aider à monter leur dossier et pour les écouter beaucoup aussi. C’est une grosse décision pour eux. Dans la plupart des cas, ce sont des gens qui sont établis là depuis des années. »

Et ce n’est pas tout. Avec les 5,5 millions consentis par le ministère de la Sécurité publique, la Ville a entrepris de développer un nouveau quartier de neuf terrains pour accueillir les exilés de la côte. La zone est située non loin de la route 132, du côté opposé au fleuve.

Photo: Catherine Legault Le Devoir Un site est en cours d'aménagement pour accueillir 9 résidences.

Les gens pourront s’y construire ou y déménager leur maison, explique Mme Colli. Mais pour l’heure, personne n’a manifesté d’intérêt à s’installer là, convient-elle.

Jacques Deschênes et sa femme ont presque pris leur décision : ils vont probablement accepter l’offre, mais ne veulent pas déménager dans le nouveau quartier. « Des maisons côte à côte, ça ressemble trop à la ville », disent-ils. Chose certaine, Diane fait moins confiance au fleuve qu’avant. « Je me réveille la nuit. Quand il fait tempête, l’eau vient sur le terrain en arrière. »

Ces peurs sont-elles fondées ? « Ce qu’on peut dire, c’est que ça va se reproduire », souligne Évelyne Arsenault en parlant des grosses tempêtes. La géographe fait partie du Laboratoire de dynamique et de gestion intégrée des zones côtières à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), le même qui a documenté le niveau de vulnérabilité de la côte de Sainte-Flavie. « Les changements climatiques ont augmenté la possibilité d’érosion et de submersion côtières, précise-t-elle. Il y a aussi une augmentation possible de l’intensité et de la fréquence des tempêtes. »

Photo: Catherine Legault Le Devoir La plage de Sainte-Luce

Elle mentionne que la municipalité de Sainte-Flavie a été particulièrement « proactive » quant au problème. Tout comme la municipalité voisine de Sainte-Luce, qui vient elle aussi d’embaucher une chargée de projet en résilience côtière. La semaine prochaine, la mairesse, Maïté Blanchette-Vézina, va lancer à son tour un programme d’indemnisation.

« Personne ne va être forcé de partir », souligne la jeune élue lors d’une entrevue sur la belle promenade fluviale de Sainte-Luce, qui attire les touristes en été. En 2010, l’eau est montée si haut que le carrelage de la promenade rebondissait sous forme de projectiles vers la route derrière, raconte-t-elle. « On n’a pas le choix de protéger notre côte et nos résidents, de leur donner des options parce que ça va arriver encore. La hausse du niveau de la mer, ça s’en vient. C’est demain matin. »

Est-ce à dire que les gens d’ici ont développé un rapport amour-haine avec le fleuve ? « Je ne dirais pas ça. Quand on habite près de la mer, on voit comment c’est fort, on apprend à la respecter. »

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