Un béluga en cavale

Pour les scientifiques, la nouvelle est à la fois réjouissante, surprenante et décevante. Le béluga du Saint-Laurent rapatrié au Québec par avion l’été dernier, à partir d’une rivière du Nouveau-Brunswick où il était coincé, est bel et bien vivant. Le seul hic : il nage désormais dans le secteur du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse. Ce cétacé vagabond est donc reparti très loin de son aire de répartition naturelle.
Spécialiste des bélugas du Saint-Laurent depuis plus de 30 ans, Robert Michaud admet qu’il a été surpris d’apprendre que ce jeune béluga avait survécu à l’opération de sauvetage sans précédent réalisée en juin 2017. Mais la joie a été mêlée de « déception », puisque l’animal est aujourd’hui très loin de l’estuaire du Saint-Laurent.
« Nous avons fait des efforts considérables pour le ramener, mais il est reparti. On sait donc qu’il est en forme, mais il n’est vraiment pas à la bonne place », résume-t-il.
Les efforts déployés l’an dernier pour rapatrier ce cétacé résident du Saint-Laurent étaient en effet sans précédent. Il faut savoir que ce béluga d’environ trois ans avait quitté l’estuaire du Saint-Laurent pour se rendre jusqu’au Nouveau-Brunswick, avant de remonter le cours de la rivière Népisiguit, près de Bathurst.
C’est là que toute une équipe — appuyée par des spécialistes américains et canadiens — a été déployée pour le capturer, après plusieurs jours passés en eau douce. L’animal a ensuite été transporté jusqu’à l’aéroport le plus près, pour être placé à bord d’un avion nolisé pour l’occasion.
Sous la supervision de vétérinaires, il a ainsi été transporté jusqu’à Rivière-du-Loup, avant d’être placé à bord d’un camion pour rejoindre le port de Cacouna. C’est là que l’animal a été déplacé à bord d’un bateau du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), qui l’a relâché la journée même.
Succès
Comme les bélugas sont des animaux sociaux, il a d’ailleurs été relâché près d’un groupe de son espèce, auquel il aurait pu se joindre. « L’objectif était de vérifier s’il était possible d’intervenir pour rapatrier un animal et le réintégrer dans sa population, et ainsi contribuer au rétablissement de cette espèce en voie de disparition et qui montre toujours des signes de déclin », explique Robert Michaud, directeur scientifique du GREMM. « Mais certains croyaient que l’animal pourrait mourir en quelques heures. »
Aujourd’hui, on sait que tous ces efforts ont permis de ramener un animal qui aurait été condamné s’il était demeuré dans la rivière où il était coincé. « Ça a été un succès, puisqu’il a pu être rapatrié, réintégré dans sa population et qu’il a survécu. Pourtant, les pronostics n’étaient pas très bons. Il n’était pas très vigoureux lorsqu’on l’a remis à l’eau. »
Il a depuis retrouvé toute sa vigueur, tout en reprenant le large, cette fois en compagnie d’un autre béluga du Saint-Laurent. Tous deux ont été identifiés après avoir été photographiés et biopsiés dans le secteur d’Ingonish, dans la portion est du Cap-Breton.
Une nouvelle fugue dont on ne connaît pas les raisons précises. « Avec les vétérinaires, on s’est demandé pourquoi il était retourné aussi loin. On ne connaît pas la réponse, mais nous sommes tentés de croire que cela fait partie de son comportement. C’est un jeune béluga, et ce comportement de vagabondage est un comportement typique des jeunes », fait valoir M. Michaud.
Cétacé sociable
Le problème, c’est que les animaux qui se retrouvent isolés, loin de leur aire de répartition naturelle, ont tendance à « socialiser » avec les bateaux de plaisance, les baigneurs ou même les bouées de signalisation maritime des ports. « C’est un sérieux problème. Ils recherchent activement des interactions », souligne Robert Michaud. Les deux bélugas en Nouvelle-Écosse ne font pas exception à la règle, au point où celui dit « de Népisiguit » porte maintenant des cicatrices d’hélices de bateau. La réglementation canadienne leur interdit pourtant de les approcher.

Est-ce que cela signifie que cet animal est condamné à ne jamais revenir dans le Saint-Laurent ? « Est-ce qu’il pourrait un jour revenir comme un supermâle, en raison de sa vigueur et de son expérience ? On ne le sait pas, mais on a beaucoup à apprendre pour savoir comment sauver les populations en voie de disparition. Et le sauvetage du béluga de la rivière Népisiguit faisait partie de cet apprentissage. »
Chose certaine, il n’est pas le premier béluga à quitter l’estuaire du Saint-Laurent. En 2015, un trio s’était même rendu jusqu’au New Jersey. Et parfois, ce sont des mammifères de l’Arctique qui nagent jusque dans le Saint-Laurent. Depuis déjà trois ans, un narval y a élu domicile, nageant parmi des groupes de bélugas.
Huit carcasses de bélugas retrouvées en 2018
Selon les données les plus récentes, un total de huit carcasses de bélugas ont jusqu’ici été retrouvées sur les rives du Saint-Laurent cette année. De ce nombre, on compte cinq femelles et un très béluga, aussi appelé « veau ». Au moins une femelle était bien connue des spécialistes qui étudient l’espèce, soit Athéna, un animal connu depuis 1989, mais vraisemblablement né autour de 1975. Selon le spécialiste de l’espèce Robert Michaud, ces chiffres « ne sont pas alarmants », mais ils ne sont pas non plus « rassurants ». Le bilan des mortalités pourrait encore s’alourdir d’ici la fin de 2018. Un total de 22 carcasses ont été retrouvées en 2017.