Les mystères de la grande baleine bleue

Le Devoir part cet été à la rencontre de chercheurs qui profitent de la belle saison pour mener leurs travaux sur le terrain. Après les bélugas du Saint-Laurent samedi, nous partons à la recherche des animaux les plus imposants de la terre, sur les eaux du golfe.
« Je viens de voir un très grand souffle, juste devant nous. Je pense que c’est une bleue »,lance René Roy, collaborateur de la Station de recherche des îles Mingan (MICS). Aux commandes du zodiac, il met immédiatement le cap vers la baleine repérée à quelques centaines de mètres, à travers les vagues, au large des falaises du parc national Forillon, à la pointe de la Gaspésie.
L’animal en question continue de nager lentement à la surface, respirant à plusieurs reprises afin de refaire ses réserves d’oxygène avant de replonger pour s’alimenter en profondeur. L’écosystème marin de ce secteur du golfe du Saint-Laurent est en effet particulièrement riche, notamment en krill, les très petits crustacés dont se nourrissent les animaux les plus imposants ayant jamais vécu sur terre, les baleines bleues.
René Roy, qui a mené plusieurs sorties sur les eaux du golfe au fil des ans, a d’ailleurs vu juste : il s’agit bien d’une baleine bleue. Un animal connu qu’il a déjà observé et photographié la veille, le vieux mâle B311, du nom de son inscription dans le catalogue élaboré patiemment par le MICS depuis 1979.
Le cétacé, dûment identifié grâce au « patron » de coloration gris et bleu de chacun de ses flancs, est imposant. Il est d’ailleurs nettement plus long que le petit zodiac qui parvient près de lui avant qu’il ne parte en plongée pour une quinzaine de minutes. Selon le président et fondateur du MICS, Richard Sears, il mesure entre 22 et 25 mètres, pour un poids qui avoisinerait les 100 tonnes.
B311 est le seul rorqual bleu dans le secteur cette journée-là. Mais le lendemain, René Roy aura l’occasion de photographier entre six et huit individus différents. Une situation qui ne surprend pas Richard Sears, qui connaît bien plusieurs des bleues assidues dans les eaux du Saint-Laurent et qui commence ce lundi un programme de sorties intensives au large de la Gaspésie.
« Ce sont des animaux qui peuvent être très présents dans un secteur et puis, soudainement, on ne les voit plus. Où vont-ils ? On ne le sait pas toujours. Mais on sait qu’ils peuvent utiliser de très vastes territoires », explique ce pionnier de la recherche sur les cétacés.
Grands voyageurs
Pour tenter de le savoir, le MICS mais aussi des scientifiques de Pêches et Océans Canada essaient de fixer des balises satellites sur les baleines bleues. Et même si la bête, rapide, est très imposante, la réussite d’une telle opération est loin d’être assurée. Pour y parvenir, il faut être en mesure d’atteindre la petite nageoire dorsale de l’animal qui fait surface, tandis que le bateau est ballotté par les vagues.
Cette année, Richard Sears tentera d’en installer deux, probablement vers la fin du mois de septembre. Il faut dire que ces balises fonctionnent en moyenne de 20 à 30 jours, ce qui ne permet pas de suivre les animaux sur de longues périodes, par exemple pendant leurs migrations. Jusqu’à présent, une seule balise a fonctionné pendant plusieurs mois, ce qui a permis de connaître toute la migration de Symphonie, une baleine bleue connue depuis près de 30 ans.
Les travaux de recherche du MICS indiquent toutefois que les rorquals bleus vus dans le Saint-Laurent ne suivraient pas tous les mêmes routes de migration. Certains passent tout simplement une bonne partie de l’hiver dans le golfe. Un animal, identifié ici en 1984, a cependant été revu en 2014 aux Açores, puis photographié l’année suivante dans le golfe.
Bref, résume Richard Sears, « il nous manque toujours beaucoup d’informations » sur les habitudes de vie de l’espèce. Même chose pour les rorquals communs, qui sont aussi étudiés par le MICS. Sur l’eau, avec René Roy, Le Devoir en verra au moins une dizaine. On croise aussi de rapides petits rorquals, ainsi qu’une baleine à bosse inscrite au catalogue du MICS sous le nom H782. Et cette année, cette femelle identifiée grâce aux motifs permanents sous sa nageoire caudale, visible lorsqu’elle plonge, est accompagnée d’un baleineau.
Absence de jeunes

Des baleines à bosse observées dans le Saint-Laurent sont d’ailleurs régulièrement aperçues avec un baleineau, ce qui n’est pas le cas pour les rorquals communs et les baleines bleues. Depuis 1979, les chercheurs ont vu à peine 23 de ces veaux, un nombre très faible, de l’avis de Richard Sears. Une situation d’autant plus inquiétante que la population, qui ne compterait que 250 individus matures, est classée « en voie de disparition » depuis 2002 par le gouvernement fédéral.
Pour le président du MICS, il ne fait donc aucun doute qu’il faut poursuivre, mais aussi intensifier les efforts de recherche sur l’espèce. « On ne voit pas de hausse du nombre de bleues. Il semble y avoir un problème de reproduction, mais on ne peut pas être certain, parce que nous ne sommes pas toujours présents et que nous n’avons pas les moyens d’aller plus au large, notamment dans l’Atlantique. Est-ce que ces animaux ont vraiment un problème de reproduction ? Est-ce que l’espèce est menacée de complètement disparaître ? »
Richard Sears estime aussi que de meilleures connaissances sur l’aire de répartition des grands rorquals permettraient de mieux protéger leur « habitat essentiel », une obligation en vertu de la Loi sur les espèces en péril au Canada.
Qui plus est, les cétacés étudiés par le MICS, qu’il s’agisse de la baleine bleue, du rorqual commun ou de la baleine à bosse, témoignent des bouleversements qui touchent le Saint-Laurent. « Ce sont des animaux qui sont au coeur de l’écosystème, rappelle M. Sears. S’il leur arrive quelque chose, ça signifie qu’il peut y avoir des problèmes. Il faut donc comprendre ce qui se passe. »