À la rencontre des bélugas du Saint-Laurent

Le Devoir part cet été à la rencontre de chercheurs qui profitent de la belle saison pour mener leurs travaux sur le terrain. Aujourd’hui, cap sur le Saint-Laurent, en compagnie de l’équipe qui étudie les bélugas depuis plus de 30 ans.
Il est 8 h du matin. Le Bleuvet, bateau du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), quitte la marina de Tadoussac. Comme chaque jour de sortie entre juin et octobre, la petite équipe à bord détermine les secteurs de l’estuaire qui seront ciblés pour repérer des bélugas, ces mammifères en voie de disparition devenus le symbole des maux qui affectent le Saint-Laurent.
Ce matin, le Bleuvet profite du temps particulièrement clément pour traverser complètement le Saint-Laurent, jusqu’à l’île aux Basques. Après une heure de navigation, Michel Moisan, membre de l’équipe de recherche du GREMM depuis plus de 20 ans, stoppe les moteurs et scrute les alentours, afin de distinguer les dos blancs qui font surface.
Le choix de ce secteur n’est pas le fruit du hasard. Le programme de recherche scientifique lancé en 1985 a permis, au fil des ans, de préciser l’« aire de répartition » estivale de ces cétacés, mais aussi les secteurs de « haute résidence », explique Robert Michaud, directeur scientifique du GREMM et cofondateur de l’organisme. « Cette cartographie fine nous a permis de déterminer l’habitat essentiel, ce qui devient un outil pour protéger les bélugas. »
Michel Moisan repère donc rapidement un « troupeau » de 40 à 50 individus, avant de s’en approcher lentement. À chaque rencontre d’un groupe de cétacés, le protocole de recherche élaboré par le GREMM se met en branle. Le Bleuvet se tient d’abord légèrement en retrait, le temps de faire un relevé visuel du nombre d’animaux et de la composition du troupeau.
Il est en effet possible de déterminer si des jeunes, des adultes et des veaux se trouvent dans le groupe, selon la couleur des animaux. Les bélugas ne naissent pas blancs. « Les nouveau-nés sont de la couleur du café au lait et prennent ensuite une couleur grise, avant de devenir blancs entre l’âge de 12 et 14 ans », précise M. Michaud.

Canaris des mers
Cette fois-ci, des adultes et des jeunes nagent ensemble, dont probablement des femelles. « Ce sont des animaux qui se nourrissent dans un secteur peu profond, constate Robert Michaud. Mais on voit aussi qu’ils socialisent. » On entend d’ailleurs très distinctement les couinements et les grognements de ces « canaris des mers ». « C’est un aspect encore peu connu, mais c’est un des plus fascinants. Les bélugas ont le plus large répertoire vocal de tous les cétacés. »
Une chercheuse de l’Aquarium de Vancouver travaille justement avec le GREMM sur un projet de recherche sur la communication entre les femelles et leurs jeunes. Une étude qui, combinée à des observations effectuées grâce à un drone, pourrait permettre de mieux comprendre l’importance des échanges entre les bélugas, mais aussi les impacts de la pollution sonore générée par le trafic maritime intense dans leur habitat.
Au large de l’île aux Basques, le Bleuvet est cependant seul avec les bélugas. L’équipe peut donc les suivre, afin de photographier chacun des flancs de chacun des individus. Cette opération, répétée pendant les 50 à 60 jours passés sur l’eau chaque année, permet de vérifier si les bélugas sont déjà inscrits au catalogue du GREMM.
Cet « album de famille » de la population compte environ 600 bêtes « reconnaissables », dont près de 300 « bien connues », souligne M. Michaud. Il s’agit habituellement d’animaux qui ont des marques permanentes, comme des taches, des cicatrices ou des malformations.
Ce travail de « photo-identification », complexe, « est essentiel pour suivre l’évolution de la population, mais aussi les différentes communautés de bélugas ». Selon ce qu’a découvert le GREMM, ces animaux ont en effet des « structures sociales » bien définies. Par exemple, les femelles qui fréquentent le secteur de Cacouna ne sont jamais vues dans le Saguenay. Et les groupes de mâles forment souvent des associations stables et à long terme.
Pour un néophyte, tous ces animaux qui font constamment surface, tournent autour du bateau et changent de direction sont faciles à confondre. Mais pas pour l’équipe de recherche. Michel Moisan parvient régulièrement à reconnaître les bélugas rencontrés, ce qui lui permet aussi de cibler ceux qui feront l’objet d’une biopsie.
Ces opérations délicates sont réalisées à l’aide d’une carabine modifiée par M. Moisan pour tirer une sorte de petit dard qui recueille un échantillon de peau et de gras. Une telle opération sert notamment à déterminer le sexe de l’animal, mais aussi à étudier l’évolution de la charge de contaminants.

Si les bélugas ne sont plus frappés par des taux de cancer aussi élevés que ceux connus dans les années 1980 — ce qui a donné le premier « signal d’alarme » qui a mené au début de la recherche —, ces cétacés accumulent toujours des contaminants. Certains, en croissance, sont montrés du doigt pour leurs possibles impacts sur la reproduction des bélugas. Les chercheurs constatent en effet une hausse marquée de la mortalité chez les femelles et les nouveau-nés.
Dans un contexte où il reste environ 900 bélugas dans le Saint-Laurent, Robert Michaud insiste sur l’importance de poursuivre la recherche, entre autres pour tenter de comprendre cette augmentation des décès. Faut-il mieux protéger l’habitat, soumis à des pressions industrielles de plus en plus fortes ? Quels sont les impacts des bouleversements climatiques sur l’habitat des bélugas ? Les questions demeurent nombreuses, selon le directeur scientifique du GREMM.
Malgré des années de travaux, on ignore par exemple où ces cétacés passent la saison hivernale. Une situation qui signifie qu’il manque toujours des éléments importants pour comprendre pourquoi cette population, protégée depuis 1980, poursuit son déclin.