La philosophe Marie-Hélène Parizeau sur les rapports de l’Occident à la nature

Marie-Hélène Parizeau est professeure titulaire de philosophie à l’Université Laval. Spécialiste de l’éthique de l’environnement et de la philosophie morale, elle préside la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies de l’UNESCO.
La nature a-t-elle une histoire culturelle ?
Les anthropologues, et en particulier Philippe Descola, montrent bien que les sociétés humaines ont différentes représentations de la nature. Ce concept est construit socialement, représente la forme de l’extériorité pour une société donnée, à un moment donné. Certaines populations autochtones, au Brésil en particulier, n’ont pas vraiment d’idée de la nature. Ils en font partie et ils ne la conçoivent pas comme une extériorité. Mais ne pas avoir de conception, de représentation abstraite de la nature ne veut pas dire ne pas avoir de relation avec elle.
Comment se distingue la conception occidentale de la nature ?
L’idée de nature est particulièrement abstraite et conceptualisée par la société occidentale. Cette idée, ailleurs, peut aussi être celle de la mère Nature ou d’une Terre Mère pour certaines cultures. Il y a donc des représentations de la nature d’ordre plutôt mythologique, ou métaphysique, ou rationnel, comme dans le discours scientifique né en Occident. À la faveur de la colonisation et de la mondialisation, cette conception de la nature comme objet de savoir scientifique a essaimé un peu partout. Ce qui fait que, parfois, on se retrouve avec des discours hybrides, qui incorporent à la fois des notions métaphysiques et des notions scientifiques, y compris dans certains discours des gens de science d’ailleurs.
Quelles sont les conséquences concrètes de cette conception rationnelle ?
Beaucoup d’ouvrages en éthique de l’environnement ou du mouvement écoféministe montrent que la modernité occidentale repose sur la mise à distance de la nature dans un rapport d’objectivation scientifique et de manipulation technique. On veut arracher les secrets de la nature et, pour y arriver, il faut la faire mourir en quelque sorte. Cette violence faite à la nature permet ensuite de la manipuler en utilisant ses lois. Notre civilisation est technicisée. Elle transforme et utilise la nature comme un fonds disponible. Et comme nous vivons dans un milieu de plus en plus artificialisé et urbanisé, nous ne voyons même plus les rapports de dépendance à l’environnement. Nous n’y pensons en fait que si une crise — une inondation en été ou une panne d’électricité en hiver, par exemple — vient nous rappeler l’existence d’un environnement.
Cette conception utilitaire et technicisée est-elle la même pour le vivant ?
Chez Aristote, le vivant est animé, croît et meurt. Avec Descartes, le vivant devient de la matière animée, dont les lois s’écrivent en langage mathématique. Le vivant est réduit à une mécanique. Les animaux deviennent de grandes horloges que l’on peut décomposer. Dans cette conception dualiste, l’humain se détache de la matière et s’en distingue par la pensée. À partir du XIXe siècle, la science distingue plusieurs champs de la matière. La biologie devient la logique de la vie et recherche le principe du vivant.
Où en sommes-nous ?
Au XXe siècle, la cybernétique, avec la théorie de l’information, fournit une explication de l’organisation du vivant par la circulation de l’information. Cette conception permet à la génétique et à la biologie moléculaire de progresser de façon extraordinaire. La vie devient une information cryptée dans un support de matière. Cette information peut donc être décryptée et modifiée. Et c’est ce qu’on fait avec le transgénisme ou la récente technique CRISPR/cas9 qui permet de déplacer une séquence d’ADN à la manière d’un copier-coller. La vie devient de l’information et le support du vivant n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui explique pourquoi nous avons tant d’analogies entre le cerveau humain et l’ordinateur par exemple.
Où l’écologie se situe-t-elle dans ce large portrait ?
L’écologie est la fille de la théorie de l’organisation, le concept clé de la biologie du XIXe siècle. Seulement, l’écologie n’est pas rentrée dans le paradigme de la cybernétique. Sa force, c’est d’avoir gardé le modèle organisationnel du vivant tout en y intégrant la théorie de l’évolution darwinienne. L’écologie peut donc dire à la biologie moléculaire que le vivant ne se réduit pas à des informations codées, que des propriétés émergentes se manifestent à différentes échelles, que le tout est plus grand que la somme des parties. On se retrouve ainsi avec deux conceptions qui à la fois s’opposent et s’influencent. On a affaire à deux héritages différents de la science.
Comment se comparent ces deux tendances du point de vue éthique ?
Du côté des biologistes moléculaires, il y a une espèce de prétention à la maîtrise du vivant, alors qu’on est dans la pure expérimentation et même parfois dans le bricolage. En biologie de synthèse, les laboratoires bidouillent et patentent parce qu’ils sont pris dans l’innovation technologique et l’obligation du retour sur investissement des sommes astronomiques consacrées à la recherche. Ce monde vit d’un discours de la promesse. Les écologues tombent dans le discours inverse, celui de la catastrophe, de la mort annoncée des espèces, de l’humanité, du monde tel qu’il est. Ce qui n’est pas complètement faux non plus. Si l’espèce humaine ne parvient pas à poser des limites à son action, si elle n’intègre pas la sagesse du respect des écosystèmes au développement économique, effectivement, on s’en va vers la catastrophe.
Il faut donc transformer l’écologie en politique ?
On ne peut pas continuer comme si l’environnement était une réalité immuable. L’humain, depuis qu’il a migré sur les différents continents, change par son action les équilibres des différents écosystèmes et il les modifie. Cette relation est dynamique. Certaines espèces disparaissent. Nous arrivons à un point où il faut repenser nos impacts technologiques, industriels et de consommation sur les écosystèmes. Quand nos sociétés proposent des transitions énergétiques, elles internalisent les contraintes. Mais il faut aussi repenser la logique économique telle qu’elle est actuellement. J’en reste absolument convaincue. On ne peut pas continuer comme ça. Trop d’indicateurs montrent que nous avons déjà dépassé les capacités de la Terre. Mais je suis rassurée par toutes ces politiques qui réinvestissent dans la production locale et renouvelable ou par les mouvements de consommation responsable.