Un siècle de chasse dévastateur

L’industrie de la chasse commerciale a tué plus de trois millions de baleines au cours du XXe siècle. C’est ce que révèle une nouvelle étude américaine, la première à chiffrer l’ampleur de la destruction opérée durant la période où cette chasse, la plus importante de l’Histoire, s’est déployée partout dans le monde, portant au seuil de l’extinction des espèces essentielles pour l’écosystème océanique.

Les chiffres dévoilés dans l’étude « Vider les océans : un sommaire des prises de la chasse commerciale au XXe siècle », ont de quoi glacer le sang des partisans de la protection des baleines. Au cours du XXe siècle, période où la chasse a véritablement pris un virage industriel mondialisé, aucune espèce de grands cétacés n’a été épargnée. Elles ont été massacrées dans des proportions variant de 250 000 pour la baleine à bosse, à près de 875 000 pour le rorqual commun. Ironiquement, ces deux espèces sont aujourd’hui essentielles à l’industrie de l’observation de baleines du Saint-Laurent.

Dans certains cas, la chasse a été tellement intensive qu’elle a pratiquement éliminé l’espèce. C’est le cas du rorqual bleu, le plus gros animal vivant sur Terre. Près de 380 000 ont ainsi été harponnés au cours du dernier siècle. Résultat : « dans l’hémisphère sud, on ne compte plus que 1 % de la population qui existait avant la chasse », constatent les chercheurs du New Bedford Whaling Museum dans l’étude publiée dans la revue gouvernementale Marine Fisheries Review. La population mondiale se chiffre aujourd’hui à environ 10 000 individus, dont à peine 250 adultes dans l’Atlantique Nord-Ouest.

Certes, on chassait déjà les baleines depuis des siècles. Mais au tournant 1900, le développement technologique a permis d’atteindre un niveau d’industrialisation sans précédent. Les baleiniers ont alors gagné en vitesse, en plus d’utiliser des canons lance-harpons à tête explosive. Ils ont donc pu pourchasser les rapides rorquals bleus et rorquals communs, ce qui était auparavant impossible.

La productivité de l’industrie est alors telle qu’un baleinier des années 30 pouvait, en une saison de chasse, tuer plus de baleines que les 700 navires de la flotte américaine navigant au milieu du XIXe siècle. Ils alimentaient une multitude de stations baleinières installées près des zones de chasse, de Terre-Neuve à l’Antarctique.

Déclin rapide

 

Cette chasse intensive a rapidement épuisé des populations entières de baleines. Le déclin est tel que même la Ligue des Nations s’inquiète de la situation dès la fin des années 20. Des mesures de « gestion » sont aussi envisagées à la fin des années 40, avec la création de la Commission baleinière internationale (CBI), qui réunit les pays chasseurs. Le Canada est alors du nombre, de même que les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l’Australie.

Tous veulent, avec la CBI, « préserver les stocks de baleines et assurer un développement ordonné de l’industrie ». Mais il s’agit de voeux pieux, puisque la chasse atteint un sommet entre 1950 et 1970, période au cours de laquelle 1,3 million de baleines sont tuées.

Plusieurs pays, dont le Canada, chassent même des espèces frappées d’un moratoire, ou sans en informer la CBI. À elle seule, l’URSS a omis d’inscrire 180 000 baleines. Et il faudra attendre 1986 pour qu’un moratoire total soit décrété, moratoire que la Norvège et l’Islande continuent d’ignorer.

Quant au Japon, il milite encore aujourd’hui au sein de la CBI en faveur d’une reprise de la chasse commerciale. Tokyo, qui a tué plus de 10 000 petits rorquals dans le cadre de son programme de chasse « scientifique » en Antarctique, a même été jusqu’à prétendre que les baleines sont responsables de la réduction de certains stocks de poissons.

Il est pourtant fallacieux de rendre les cétacés responsables du recul de certaines pêcheries, selon la chercheuse en écologie des mammifères marins Lyne Morissette. Elle a d’ailleurs participé à une recherche sur le sujet, publiée dans la prestigieuse revue Science. « L’étude a démontré que même une élimination complète des grandes baleines ne conduirait à aucune augmentation significative de la biomasse des poissons commercialement importants », résume-t-elle.

Rôle crucial

 

« En fait, poursuit Mme Morissette, les baleines jouent un rôle crucial dans l’architecture complexe des écosystèmes marins. Leur présence constitue un indice de la santé d’un milieu naturel. » Elle souligne que les cétacés ont donc une valeur écosystémique indéniable, en plus d’être le moteur d’une importante industrie des croisières dans plusieurs pays. Les retombées annuelles dépassent les 2,5 milliards de dollars.

Une autre étude publiée l’an dernier et à laquelle la chercheuse a pris part démontre que les baleines contribueraient à la lutte contre les bouleversements climatiques. « Elles s’alimentent en profondeur, mais elles produisent leurs déjections en surface, explique Lyne Morissette. Ces déjections contiennent des nutriments qui contribuent à la croissance du phytoplancton, qui aide à absorber le carbone. Et comme on le sait, les océans constituent un capteur de carbone très important. »

Même si ces animaux constituent un maillon important de la vie océanique, les efforts de protection demeurent nettement insuffisants, selon la chercheuse. « Nous avons amené des espèces au seuil de l’extinction. Et maintenant, on fait face à des menaces importantes, comme les changements climatiques, la pollution et le dérangement par le bruit. Tout cela nuit aux cétacés. Malgré cela, on protège peu leur habitat, même au Canada. »

À voir en vidéo