Un projet mal engagé

Comme pour les pipelines Keystone XL et Northern Gateway, l’approbation du projet Énergie Est de TransCanada devait au départ relever de la quasi-certitude, la décision définitive étant entre les mains d’un gouvernement fédéral allié de l’industrie pétrolière. Mais voilà que la controverse ne cesse de prendre de l’ampleur, au fur et à mesure que les Québécois prennent la véritable mesure de ce qui les attend avec ce projet. Au point où rien n’est acquis pour les partisans des sables bitumineux.
Au moment de présenter son imposant projet Keystone XL, TransCanada espérait que le pipeline transporterait rapidement ses 800 000 barils quotidiens vers le sud des États-Unis. Devant une population qui souhaite se détacher de sa dépendance au pétrole venu d’outre-mer, Washington ne pouvait faire autrement que d’applaudir à l’arrivée de brut vendu par les bons voisins canadiens.
À Ottawa, l’approbation de la portion canadienne est survenue dès 2007. Du côté américain, deux ans plus tard. Mais on connaît la suite. L’opposition est allée en grandissant, y compris à Washington, au point où l’approbation demeure toujours incertaine. « Même en ayant perdu la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, le président Barack Obama pourrait opposer son veto à Keystone XL. Les retombées économiques du projet sont incertaines et les risques environnementaux sont importants, surtout pour un projet qui risque de servir essentiellement à l’exportation », explique Julien Tourreille, chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand et spécialiste des États-Unis. Des arguments qui rappellent à certains égards ceux des opposants à Énergie Est.
Quant au projet Northern Gateway, d’Enbridge, il a été présenté à l’Office national de l’énergie (ONE) il y a déjà plus de quatre ans. C’est d’ailleurs en raison de l’ampleur de l’opposition au projet, et des délais que cela a entraînés, que le gouvernement Harper a choisi de revoir et de restreindre le processus d’évaluation environnementale. Ottawa a donné le feu vert à Enbridge en juin dernier, mais sa réalisation est hypothétique, tant la contestation demeure vive dans la population, chez les Premières Nations et au sein même du gouvernement de la Colombie-Britannique.
Tout comme Keystone XL et Northern Gateway, le projet Énergie Est est conçu dans le but d’exporter une production pétrolière albertaine en pleine croissance et victime de sa position géographique. Les réseaux ferroviaires du pays sont congestionnés, tellement les convois de wagons-citernes sont nombreux. Mais cela ne veut pas dire que les pipelines vont mettre un terme au controversé transport de brut par rails, soulignait cette semaine le porte-parole de TransCanada, Tim Duboyce. Les deux modes devraient plutôt « cohabiter », selon lui. Résultat : toujours plus de pétrole circulera sur notre territoire pour satisfaire les visées expansionnistes des pétrolières basées en Alberta.
Méconnaissance
Le « plan stratégique » pour le Québec élaboré par la firme de relations publiques Edelman mentionne néanmoins clairement la tragédie de Lac-Mégantic comme un argument plaidant pour les pipelines. Les Québécois, peut-on y lire, souhaitent désormais être mieux « protégés », et « le pipeline pourrait constituer une réponse à cette préoccupation ». Les pipelines peuvent en fait constituer une « nouvelle opportunité » de transport pétrolier, même s’ils demeurent toujours « méconnus » du public.
Edelman a bien raison. Les pipelines demeurent largement méconnus ici. Il faut dire que les seuls enfouis dans le sol de la province ont été construits il y a de cela des décennies et sont sous-utilisés depuis des années. Et dans le cas d’Énergie Est, le dépôt du projet préliminaire à l’ONE est pratiquement passé sous silence.
Les choses ont commencé à changer lorsque TransCanada a annoncé sa décision de mener des travaux sismiques, puis des forages dans la pouponnière des bélugas du Saint-Laurent, à Cacouna. Ottawa a approuvé ce projet, tandis que le gouvernement Couillard demeurait silencieux. Il aura fallu que le Centre québécois du droit de l’environnement intente des recours judiciaires pour que la pétrolière annonce finalement son intention de demander un certificat d’autorisation à Québec, qui n’avait pourtant rien exigé.
Autorisation
Malgré les sérieuses menaces pour la survie des bélugas relevées par les spécialistes de l’espèce, le ministre David Heurtel a accordé l’autorisation. TransCanada a pourtant refusé à plusieurs reprises de lui transmettre un avis scientifique concernant les travaux de forage. Ceux-ci ont en outre dépassé les normes de bruit fixées par le gouvernement, qui n’a toutefois pas mis l’entreprise à l’amende. Il faut noter que ces forages, qui n’ont pu être terminés, ne constituent qu’une étape très préliminaire du projet de port. Il faudra par la suite construire une imposante jetée qui s’avancera sur plus de 500 mètres dans les eaux du Saint-Laurent. C’est là que viendront s’amarrer des pétroliers de 250 mètres transportant jusqu’à 200 000 tonnes de brut.
Le cas de Cacouna et de l’espèce emblématique qu’est le béluga a suscité une forte attention médiatique, au point de constituer l’élément déclencheur de la contestation citoyenne au projet Énergie Est. Mais d’autres aspects majeurs risquent de susciter la controverse au fur et à mesure que les détails du projet seront mieux connus. Les cartes fournies par la pétrolière indiquent que le pipeline traversera non seulement de très nombreux secteurs agricoles, mais aussi le territoire de plusieurs dizaines de municipalités des deux rives du Saint-Laurent.
Tout au long de son tracé, le pipeline doit aussi franchir de nombreuses rivières majeures du sud du Québec, dont plusieurs sont utilisées comme source d’eau potable par les municipalités. Le tuyau transportant du pétrole de schiste et des sables bitumineux traversera notamment la rivière des Outaouais, la rivière des Prairies, celle des Mille-Îles, la Saint-Maurice, la Sainte-Anne, la Batiscan, la Chaudière et la rivière Etchemin. Qui plus est, il traversera le fleuve Saint-Laurent à Saint-Augustin-de-Desmaures, un peu en amont de Québec. Se faisant, il passera au travers d’une réserve naturelle abritant une biodiversité unique au monde. Dans le cas de cette traversée, une étude commandée par TransCanada indique qu’il s’agirait d’une première en Amérique du Nord et que le pari présente de sérieux risques.
La donne climatique
Les Québécois pourraient donc signifier leur opposition au projet en raison des risques importants qu’il suppose pour leur territoire. Mais ils pourraient aussi refuser de servir de point de passage au pétrole des sables bitumineux, réputé très polluant et particulièrement émetteur de gaz à effet de serre. L’ONE ne traitera pas du tout de ces questions dans le cadre de son évaluation environnementale, mais le ministre Heurtel a annoncé que ce volet fera partie de l’étude québécoise.
Cet aspect pourrait même provoquer le refus du Québec, selon Patrick Bonin, responsable de la campagne climat chez Greenpeace. « Si le BAPE évalue la contribution globale du projet aux changements climatiques, il est certain qu’il sera refusé. Le constat est clair : il annulerait toutes les réductions d’émissions qui sont prévues au pays. » En fait, chaque année, plus de 400 millions de barils de brut couleraient dans le pipeline Énergie Est, l’équivalent de 487 000 wagons-citernes. Cet or noir générerait 32 millions de tonnes de GES annuellement, soit les émissions de sept millions de véhicules, selon l’Institut Pembina.
Quant aux retombées économiques, elles n’ont jamais fait l’objet d’une évaluation indépendante. TransCanada parle de la création de près de 4000 emplois au cours de la phase de construction, qui doit s’échelonner de 2016 à 2018. Par la suite, 133 emplois directs devraient être maintenus au Québec. Le nombre total d’emplois au Québec dépasse les quatre millions. Par ailleurs, l’effet du pétrole albertain sur le dollar canadien aurait fait perdre des dizaines de milliers d’emplois dans le secteur manufacturier du Québec, selon ce que souligne le professeur de science économique Serge Coulombe, dans un chapitre du cinquième volume de l’ouvrage Le Québec économique.
Oui de Couillard
Malgré l’absence d’étude indépendante sur les impacts économiques, de consultations publiques et d’évaluation environnementale, le gouvernement Couillard a plusieurs fois vanté le projet Énergie Est. Pour le ministre de l’Énergie, Pierre Arcand, le plus gros projet d’exportation pétrolière de l’histoire canadienne peut être « extrêmement positif » pour le Québec. Il a livré son plaidoyer en faveur du projet de TransCanada au lendemain de sa participation à un souper organisé et payé par la pétrolière. Quant au premier ministre Philippe Couillard, il a évoqué la nécessaire contribution du Québec aux paiements de péréquation qu’il reçoit du fédéral.
Les arguments invoqués par TransCanada et repris par le gouvernement Couillard n’empêcheront pas la contestation de prendre de l’ampleur, selon le directeur principal d’Équiterre, Steven Guilbeault. « Plus les gens en apprennent sur ce projet, plus ils s’y opposent. Les Québécois appuient la lutte contre les changements climatiques et ils sont de plus en plus conscients des menaces pour le territoire, les cours d’eau et les bélugas. Même le milieu des affaires semble réticent à appuyer TransCanada. »
Chose certaine, la firme embauchée par TransCanada pour lui préparer un « plan stratégique » pour le Québec avait compris l’ampleur de la tâche pour convaincre les Québécois. Son plan insiste sur la nécessité de nuire aux opposants, de rallier des « personnes influentes » à sa cause et d’éduquer les citoyens aux vertus du pétrole albertain. Éduquer, oui, mais en parlant de « ressources naturelles », et non de « sables bitumineux », un terme « perçu négativement ». Tout comme TransCanada n’apprécie pas quand les journalistes soulignent qu’il s’agit d’une entreprise « pétrolière ».
Énergie Est en chiffres
1,1 million : le nombre de barils de pétrole par jour, soit plus de 400 millions de barils par année.700 : le nombre de cours d’eau que doit traverser le pipeline, dont plusieurs dizaines au Québec.
32 millions de tonnes : les émissions de GES liées au projet, soit l’équivalent de sept millions de véhicules.