Une pouponnière de baleines au large de Sept-Îles?

Depuis maintenant quatre ans, la chercheuse spécialisée dans l’étude du comportement des cétacés Anik Boileau observe couramment des femelles rorquals communs tout près de Sept-Îles, accompagnées de leur baleineau. Même si elle hésite à parler d’une véritable pouponnière pour ces géants, tout indique que le secteur est un lieu privilégié par les mères pour élever leur progéniture au cours des premiers mois de leur vie. Une situation qui l’inquiète, puisque cette zone se situe directement dans un couloir où le trafic maritime est de plus en plus intense, notamment en raison du développement minier du nord québécois.
Mme Boileau dit avoir constaté que différentes femelles fréquentent, parfois pendant plus de deux mois, un secteur maritime situé à peine au large de Sept-Îles en compagnie de leurs « veaux », le nom que les chercheurs donnent aux baleineaux. Ceux-ci ont alors tout au plus cinq mois et sont toujours allaités par leur mère. Ils cessent de l’être vers l’âge de huit mois. Ils mesurent alors plus de 10 mètres. À l’âge adulte, ils atteignent plus d’une vingtaine de mètres.
Chercheuse au Centre d’éducation et de recherche de Sept-Îles (CERSI), elle estime difficile de déterminer ce qui pousse les mères à demeurer dans cette zone. « C’est peut-être une stratégie pour les femelles afin de se protéger des prédateurs », avance-t-elle. Le bruit engendré par le passage des navires qui entrent et qui sortent du port, l’un des trois plus importants en eaux profondes au Canada, pourrait en effet créer une sorte de protection sonore qui empêcherait de potentiels prédateurs d’entendre les baleines. Les épaulards peuvent représenter une menace, surtout pour les veaux. Mais leur présence est rare dans le Saint-Laurent.
Risques de collisions
En fait, c’est davantage l’omniprésence des navires qui pose un risque pour les animaux, selon Anik Boileau. « C’est un secteur très achalandé en termes de trafic maritime. Ça m’inquiète beaucoup. C’est en plein milieu du couloir où passent les gros cargos. Il faut savoir que le bruit des moteurs est comme une alarme qui sonne constamment. À un certain moment, les animaux s’habituent à cette pollution sonore. Et les veaux sont plus vulnérables parce qu’ils sont en apprentissage. Les chances de collision sont donc plus élevées. »
Il est vrai que la circulation est pour le moins importante. En 2011, plus de 26 millions de tonnes de marchandises ont transité par ce port à bord de plusieurs centaines de navires. Il s’agit principalement de minerai de fer, une ressource exploitée dans le nord québécois et exportée par bateaux, surtout pour nourrir la demande croissante de l’Inde et de la Chine. Un tout nouveau quai est aussi en construction, un projet de plus de 200 millions de dollars qui doit permettre d’accueillir de gigantesques navires de 360 mètres pesant 400 000 tonnes, les Chinamax. Ces installations sont conçues pour permettre l’expédition des dizaines de millions de tonnes de fer qui doivent être exploitées au cours des prochaines décennies sur le territoire du Plan Nord.
La chercheuse redoute les effets de toute cette activité industrielle sur les populations de cétacés. « Je suis un peu découragée. Parfois, je vois une dizaine de cargos ancrés en même temps. Et au large, on entend souvent le chargement du minerai de fer. On peut imaginer l’effet sonore dans l’eau. On ne voit presque plus de baleines bleues. Est-ce lié à l’augmentation du trafic maritime ? » Elle espère en tout cas mener à terme un projet afin de préciser l’importance de la pollution sonore dans le secteur.
Mme Boileau croit qu’il serait nécessaire de mettre en place des mesures afin d’éviter que les animaux soient heurtés par les navires. Il pourrait s’agir, par exemple, d’établir des règles qui forceraient les navires à ralentir lorsque des animaux sont observés dans leur couloir de navigation. « C’est une question de volonté de la société », laisse tomber Mme Boileau.
Protéger l’habitat
Le fait est que le rorqual commun et le rorqual bleu, deux espèces fréquemment observées par les chercheurs dans le secteur, sont classés « espèces aquatiques en péril » par le gouvernement du Canada, qui reconnaît l’importance des risques que posent les collisions avec les bateaux. Or, la Loi sur les espèces en péril oblige Ottawa à protéger leur habitat critique. Mais il faudrait pour cela désigner cette zone ainsi. Aucune démarche en ce sens n’a jusqu’ici été entreprise.
La pertinence de protéger davantage ce secteur du Saint-Laurent ne fait aucun doute aux yeux de Mme Boileau. Elle dit avoir par exemple observé des comportements de reproduction de la baleine bleue lors de ses sorties en mer. Le hic, c’est que les données sont insuffisantes pour en faire une démonstration précise. Or, les budgets de recherche, notamment à Pêches et Océans Canada, ont été considérablement réduits au cours des derniers mois. Difficile, dans ces conditions, d’obtenir les données qui permettraient de mieux cerner les besoins de protection.
Aux États-Unis, explique la chercheuse du CERSI, on a carrément instauré un système de suivi sur une partie de la Côte Est afin de protéger les dernières 250 baleines franches qui voyagent relativement près de la côte. Les navires doivent parfois modifier leur route pour éviter de croiser ces mammifères marins décimés jadis par la chasse et dont le rétablissement se fait toujours attendre. Cette semaine, on a appris que des mesures similaires seront mises en place sur la Côte Ouest. L’itinéraire emprunté par les navires au large de la côte de la Californie sera modifié en vertu de nouvelles règles qui visent à éviter les collisions avec les bateaux.