Sables bitumineux - Du pétrole sale, éthique ou... hypocrite?

Exploitation de Shell à la mine de la rivière Muskeg.
Photo: Agence Reuters Exploitation de Shell à la mine de la rivière Muskeg.

La colline parlementaire fédérale vivra ce matin ce qui se veut une réédition de la grande manifestation tenue à Washington il y a trois semaines pour s'opposer à la construction d'un pipeline entre l'Alberta et les États-Unis. Mais cette opposition aux sables bitumineux canadiens se déroule dans un contexte en voie de changement: les défenseurs du pétrole albertain entendent mettre en opposition la protection de l'environnement et celle des... droits des femmes en Arabie saoudite. Portrait d'une stratégie de communication en développement.

De 200 à 300 personnes sont attendues aujourd'hui à Ottawa pour manifester contre les sables bitumineux et la construction du pipeline Keystone XL de TransCanada, à laquelle les autorités américaines doivent encore donner leur aval. Au moins six autocars sont attendus, d'aussi loin qu'Edmonton. Autochtones, environnementalistes et artistes seront présents.

Certains d'entre eux feront de la désobéissance civile en tentant de pénétrer pacifiquement dans l'édifice du Parlement pour occuper la rotonde. Les militants veulent ainsi faire écho à la manifestation devant la Maison-Blanche s'étant soldée par 1200 arrestations, dont celle de la comédienne Daryl Hannah.

«Ce groupe est prêt à risquer l'arrestation pour faire passer ce message qu'on en a assez de la voie dans laquelle nous mène le gouvernement par rapport aux sables bitumineux et notre politique énergétique, et qu'on veut un avenir davantage axé sur les énergies renouvelables et les énergies propres», explique Daniel Cayley-Daoust, de l'Institut Polaris.

Mais les environnementalistes n'auront plus le monopole du discours sur cet enjeu, s'il faut en croire Alykhan Velshi. M. Velshi est le fondateur et animateur du blogue EthicalOil.org (pétrole éthique) qui fait parler de lui ces jours-ci à cause d'une publicité qu'il commandite. Dans ce clip de 30 secondes, une voix féminine au ton catastrophé souligne que le Canada a acheté 400 millions de barils de pétrole provenant de l'Arabie saoudite en 2010. Or, assène cette voix, ce pays empêche les femmes de conduire, leur interdit de sortir de chez elles sans une présence masculine et accorde à leur témoignage en cour la moitié de la valeur de celui d'un homme. Le tout sur des images fixes montrant des femmes voilées et des riyals saoudiens.

«Pourquoi payons-nous leurs factures et finançons-nous leur oppression», se demande cette voix? «Il y a une meilleure solution. Le pétrole éthique. Des sables bitumineux.»

Cette publicité serait probablement passée inaperçue compte tenu du fait qu'elle n'a été diffusée que sur l'Oprah Winfrey Network pendant une semaine. Mais voilà: le 6 septembre dernier, l'Arabie saoudite a déposé une plainte au Bureau de la télévision du Canada et songe à intenter une poursuite judiciaire. Par bravade, Alykhan Velshi décide de rediffuser la publicité, cette fois sur les réseaux CTV et SunTV News. Seul SunTV News accepte, CTV décidant de s'abstenir tant que le contentieux ne sera pas résolu. C'est là que tout s'emballe.

Petit cercle

La chaîne Sun s'en prend à CTV pour avoir manqué de courage et part en guerre contre la «dictature saoudienne». Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, Jason Kenney, déclare aux journaux Sun que «le Canada défend la liberté d'expression. C'est un droit constitutionnel. Nous ne prenons pas à la légère le fait qu'un gouvernement étranger menace directement ou indirectement les diffuseurs canadiens ou les médias». L'ancien ministre conservateur Stockwell Day se rend sur le plateau de l'animateur Ezra Levant à SunTV News pour condamner le Royaume saoudien. Alykhan Velshi y va aussi.

Ce que les téléspectateurs n'auront peut-être pas saisi lors de ces débats, toutefois, ce sont les liens qui lient tous ces gens. La chaîne SunTV News est dirigée par Kory Teneycke, l'ancien directeur des communications du premier ministre Stephen Harper. L'animateur Ezra Levant était le directeur des communications et proche conseiller de Stockwell Day lorsque celui-ci était chef de l'Alliance canadienne. De surcroît, M. Levant est l'idéateur du concept de «pétrole éthique», ayant écrit un livre intitulé ainsi en 2010. Quant à Alykhan Velshi, qui a fondé EthicalOil.org pour promouvoir l'idée de Levant, il a été le directeur des communications du ministre Kenney pendant quatre ans...

«Je ne cache pas que je suis conservateur, explique M. Velshi en entrevue. Mais je tente d'avoir une approche non partisane.» Il félicite le NPD pour avoir lui aussi condamné l'Arabie saoudite.

M. Velshi explique sa démarche à EthicalOil.org. «Mon objectif, c'est d'en faire l'équivalent de Greenpeace — les entorses à la loi en moins —, mais pour l'autre côté du débat. Les Greenpeace de ce monde attaquent les sables bitumineux et organisent des coups fumants de publicité, mais il n'y a pas vraiment de réponse. Bien sûr, les entreprises et l'industrie répondent, mais pas de la même manière citoyenne, avec le même discours et les mêmes tactiques.» Il espère que le pétrole en viendra à être considéré comme le café: un produit dont on veut connaître la provenance et le caractère équitable.

Il reconnaît que cette menace de poursuite de l'Arabie saoudite était tout aussi inespérée que bienvenue. «Cela s'est retourné de manière spectaculaire contre eux!» M. Velshi soutient que la campagne de publicité coûte moins de 10 000 $, mais refuse d'être plus précis. Qui paye le tout? Il se fait évasif. Il dit recevoir des sommes de géologues ou d'ingénieurs oeuvrant dans le domaine des sables bitumineux contents que quelqu'un se porte à la défense de leur métier. Les pétrolières financent-elles son initiative? «Nous n'acceptons pas d'argent étranger provenant d'entreprises ou de gouvernements étrangers, mais, au Canada, nous levons des fonds auprès d'individus et d'organisations pour peu qu'elles soient canadiennes», se borne-t-il à répondre.

Les pétrolières Suncor et Shell, contactées par Le Devoir, ont refusé de dire si elles versaient de l'argent à EthicalOil.org. L'Association canadienne des producteurs de pétrole indique qu'elle n'appuie pas financièrement le blogue.

Le gouvernement prend à son compte de plus en plus ce concept de pétrole éthique. Le ministre de l'Environnement, Peter Kent, a qualifié les sables bitumineux «d'éthiques» dès son entrée en fonction. Dans un discours prononcé vendredi devant le Canadian Club de Toronto, le ministre des Ressources naturelles, Joe Oliver, a vanté le Canada comme partenaire d'affaires «stable, démocratique et responsable». Cette semaine, le ministre du Commerce international, Ed Fast, a parlé du Canada comme d'une «source éthique d'énergie pour le monde».

Le professeur Andrew Leach, de l'Alberta School of business, met en garde contre cette logique. Il rappelle qu'à part une exception, toutes les pétrolières actives en Alberta sont aussi actives en Arabie saoudite. Il voit là une certaine hypocrisie. Pour Daniel Cayley-Daoust, «ce n'est pas une question de comparer le pétrole de là-bas et d'ici. Nous, on se doit d'avoir des standards élevés pour le pétrole qu'on produit ici».

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