Le patrimoine mondial en danger - Gare aux gorilles

«Des groupes se font la lutte pour contrôler le marché du charbon, mais aussi celui du tourisme des gorilles», dit Christina Cameron, présidente du Comité du patrimoine mondial.
Photo: Agence France-Presse (photo) «Des groupes se font la lutte pour contrôler le marché du charbon, mais aussi celui du tourisme des gorilles», dit Christina Cameron, présidente du Comité du patrimoine mondial.

L'Afrique de la région des Grands Lacs draine des tragédies aux proportions bibliques, du génocide rwandais à l'interminable conflit congolais. Le patrimoine mondial fait aussi les frais de cette autodestruction comptant ses morts d'hommes, de femmes et d'enfants par millions. Il faut aussi y ajouter nos semblables, nos cousins, les gorilles de montagne du Parc national des Virunga, dans la région sud du Congo. Les grands singes de la forêt équatoriale ravagée sont chassés par les bandes armées et les habitants affamés.

Premier article d'une série en trois volets

«La situation est franchement décourageante», commente Christina Cameron, ancienne directrice générale des Lieux historiques nationaux (Parcs Canada), professeure à l'Université de Montréal et présidente du Comité du patrimoine mondial. Ce cénacle international entend les propositions d'inscription sur la fameuse Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, comptant 851 intronisations de sites culturels ou naturels, dont celui du parc des Virunga, depuis 1979. Mme Cameron a été mandatée en juin 2007 pour intervenir rapidement dans la région. En juillet, cinq autres gorilles étaient abattus. «C'est une bien triste histoire. Des groupes se font la lutte pour contrôler le marché du charbon, mais aussi celui du tourisme des gorilles.»

La déforestation supprime leur habitat en même temps que le parc classé comme patrimoine de l'humanité. Les braconniers revendent la viande, mais aussi le crâne et les mains de l'animal. Au fait, à qui?

Il ne reste qu'un peu plus de 700 grands primates des montagnes dans le monde, vivant tous dans les parcs à cheval sur les frontières de la République démocratique du Congo (RDC), de l'Ouganda et du Rwanda. Ce dernier pays annonçait la semaine dernière une «taxe du gorille» censée alimenter un fonds de préservation de l'espèce menacée d'extinction.

«J'ai convoqué une réunion à Paris en octobre avec des groupes africains sur la question des grands singes, poursuit Mme Cameron. J'ai envoyé une lettre au président de la République du Congo. Je n'ai reçu qu'un accusé de réception. Le Parc national de Virunga et tous les sites congolais de la Liste du patrimoine mondial sont en péril depuis des années et la situation se détériore de mois en mois.»

À elle seule, la RDC compte 15 % de la trentaine d'inscriptions de la Liste du patrimoine mondial en péril. Cette liste est précisément conçue pour informer la communauté internationale des conditions menaçant les caractéristiques mêmes qui ont permis l'apparition d'un bien sur la Liste du patrimoine mondial. Les catastrophes naturelles, la pollution, l'urbanisation sauvage ou le développement incontrôlé du tourisme font autant basculer les sites que les conflits armés et la guerre. La liste noire compte une trentaine de mentions, mais pourrait facilement tripler la mise selon Francesco Bandarin, directeur du Centre du patrimoine mondial.

Juste avant Noël, les dépêches affirmaient que le recrutement d'enfants-soldats par les différentes milices s'aggrave dans l'est du Congo anéanti. Au total, environ 800 000 nouveaux réfugiés auraient fui leur lieu de résidence en 2007.

«La situation nous dépasse très largement, dit encore la présidente Cameron. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de sensibiliser certaines personnes à l'importance de ne pas détruire les gorilles et leur habitat. Mais nous ne pouvons évidemment pas imposer la paix et empêcher les destructions guerrières de se poursuivre.»

Bouddhas géants et tours géantes

L'épée forme l'axe du monde depuis que le singe nu a quitté la savane africaine. The Rape of Europa, pénible documentaire (par son sujet) projeté en ce moment au Cinéma du Parc, montre à quel point la Deuxième Guerre mondiale a aussi été une des plus hallucinantes entreprises de destruction de la mémoire et des trésors du Vieux Monde. Les armées allemandes, mais aussi les offensives alliées ont annihilé des milliers de sites et de monuments parfois millénaires. Des villes entières passèrent à la trappe. La Luftwaffe a bombardé Coventry et la Wehrmacht, rasé Varsovie. La Royal Air Force déchaîna l'enfer sur Dresde. Les estimations pointent vers le vol ou la spoliation d'un bon quart des oeuvres d'art européennes par les nazis. La traque aux pièces manquantes se poursuit.

L'UNESCO fut mise en place dès novembre 1945, deux mois après la capitulation du Japon, dans l'espoir que l'éducation, la science, la culture et la communication puissent «contribuer au maintien de la paix et de la sécurité dans le monde». Les conflits du XXIe siècle ressemblent au contraire de plus en plus à des confits culturels.

L'Afghanistan concentre cette nouvelle réalité. Après s'être débarrassés du gouvernement pro-soviétique et de rivaux idéologiques, les talibans instaurèrent «le plus pur État islamique du monde». Les deux grands bouddhas, excavés aux Ve et VIe siècles dans la paroi d'une falaise de la vallée de Bamyan, jugés idolâtres par le régime théocratique, ont été détruits en mars 2001. En septembre, les tours géantes de Manhattan subissaient le même sort. Le régime des mollahs tombait en novembre. Les forces armées de la coalition internationale, y compris le Canada, tentent toujours de «stabiliser» le pays.

«L'UNESCO a tenté d'empêcher la destruction des bouddhas géants, par exemple à travers la presse des pays "amis" du régime, explique Christian Manhart, responsable de ce dossier à l'UNESCO au début de la décennie, rencontré au Luxembourg dans le cadre de l'atelier Journalisme et patrimoine. De toute manière, le régime islamiste ne reconnaissait pas les conventions de l'organisation ou sa légitimité. Nous ignorions l'influence très forte d'al-Qaïda. Après le 11-Septembre, nous avons compris l'aspect géopolitique de cet acte. L'hiver 2001 a été le plus dur des dernières décennies. Beaucoup de gens sont morts de faim et de froid. Le régime était isolé et il régnait une atmosphère apocalyptique. Les talibans ont donc décidé de frapper très fort avec cette destruction.»

M. Manhart a commencé ses interventions en Afghanistan avant le grand massacre iconoclaste, dès 2000 en fait, en réunissant des moudjahidines et des talibans, pendant une semaine, pour sauver le site du minaret de Jam, lui aussi sur la Liste du patrimoine mondial. Les tours du début du deuxième millénaire menaçaient de s'effondrer à la suite de fissures causées par des bombardements. Des gabions ont permis de consolider leurs bases.

Les niches où se trouvaient les statues géantes ont aussi été consolidées. «Nous sommes contre la reconstruction qui coûterait trop cher, résume Christian Manhart. Les forces des talibans se reforment partout dans le pays officiellement islamique et il serait impossible d'y reconstruire des idoles.»

Les 25 grottes ornées autour du site de Bamyan (qui en compte 700) ont aussi subi des saccages. Les enragés d'Allah ont brûlé des pneus dans les salles, trempé leurs bottes dans la peinture blanche et maculé les ornementations murales. «Nous les laissons telles quelles, explique le spécialiste. Ces affronts témoignent de l'imbécillité humaine, comme le site d'Hiroshima ou d'Auschwitz laissés comme ils étaient.»

En 2002, une conférence internationale à Kaboul a permis d'amasser huit millions de dollars, versés par des États et des fondations privés, pour des travaux culturels. Le Japon a par exemple fourni 3,3 millions de dollars pour ce qui reste de Bamyan et l'Allemagne a payé pour un travail d'«anastylose» au sol à l'aide des nombreux fragments. L'Italie a financé les travaux sur les minarets. Le Musée de Kaboul est soutenu par des fonds grecs et américains.

Le Canada, très actif militairement en Afghanistan, n'a pas versé un sou pour ces activités patrimoniales, ni même fourni d'appui logistique comme le font d'autres armées en fournissant du transport ou du matériel. «Une contribution canadienne serait la bienvenue, dit diplomatiquement Christian Manhart. Nous cherchons toujours des fonds pour poursuivre les travaux de sauvetage des minarets. Il faut aussi décider du sort des fragments des grands bouddhas.»

M. Manhart affirme que l'UNESCO a mieux réussi en Afghanistan qu'en Irak à protéger les trésors des armées d'invasion. «Nous avons travaillé avec l'archéologue des marines avant le début de la guerre en Afghanistan. Aucun site n'a été démoli. Mais la situation est pire aujourd'hui qu'en 2002. En Irak, les Américains ont même installé des casernes sur des sites archéologiques très importants. D'autres sites subissent des pillages. Le Musée de Bagdad a été pillé. Nous réussissons mieux dans certains contextes...»

L'UNESCO a lancé 27 campagnes internationales d'urgence pour la sauvegarde de sites entre 1960 et 1988, notamment à Venise, Athènes et Assouan. La plus emblématique a permis de découper bloc par bloc et de remonter les temples d'Abou Simbel avant l'inondation par le lac Nasser du grand barrage électrique.

Pourquoi ne pas lancer une nouvelle campagne pour sauver les gorilles et le parc des Virunga, les sites d'Irak ou d'Afghanistan? Pourquoi n'y a-t-il eu aucune intervention depuis 20 ans? «Nous n'avons plus les budgets, répond Christian Manhart, visiblement désolé. Et nous n'avons plus d'autorisation pour intervenir de cette façon.»

Demain: Le tourisme comme arme de destruction massive

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