Portrait - Se vendre sans perdre son âme

Lorsqu'une multinationale fait l'acquisition d'une petite entreprise, il arrive souvent que celle-ci soit totalement intégrée dans le grand tout et y laisse son âme et sa personnalité. Mais il y a parfois des exceptions. C'est le cas du Groupe Permacon, fondé en 1955 par un entrepreneur sherbrookois et qui, depuis 2001, appartient à une société irlandaise, CRH, dont le chiffre d'affaires approche les 20 milliards $CAN et qui est présente dans 24 pays avec plus de 60 000 employés.
CRH se présente comme «une fédération d'entreprises», ce qui veut dire que, lorsqu'elle fait une acquisition, elle aime que l'entrepreneur qui vend sa compagnie y demeure et continue de la diriger comme il l'a toujours fait. Elle n'a en somme que deux exigences, à savoir que son investissement soit rentable et que sa stratégie de croissance soit respectée, c'est-à-dire au moins 20 % par année. Depuis cinq ans, CRH a fait des acquisitions pour une valeur de un milliard d'euros.Chef de file
Le Groupe Permacon, un nom largement connu au Québec, est chef de file au Canada dans l'industrie de la fabrication de produits de béton pour les secteurs de l'aménagement paysager et de la maçonnerie. Il possède 12 usines, soit cinq au Québec et sept en Ontario; il compte 700 employés, dont 450 au Québec, et son chiffre d'affaires, qui a doublé depuis cinq ans, est aujourd'hui d'environ 150 millions. «Le mandat de croissance de 20 à 25 % est donc respecté», souligne Georges Archambault, président de Permacon, entré dans le groupe en 2002 comme vice-président exécutif, pour se préparer à devenir président un an plus tard.
Pour assurer la transition, Bertin Castonguay — qui, dès l'âge de 22 ans, avait dirigé avec son frère la compagnie à la suite de la mort prématurée de leur père, le fondateur — allait demeurer président. C'est d'ailleurs lui qui a minutieusement choisi M. Archambault pour lui succéder, une fois l'entreprise vendue à Oldcastle, une filiale nord-américaine de CRH ayant son siège social à Atlanta et dirigée par des Américains.
La famille Castonguay fondatrice de Permacon avait au fil des ans effectué plusieurs acquisitions, dont les Industries Fortier de Québec, propriété d'une autre famille qui devint partenaire dans la création du Groupe Permacon. Un jour, les Fortier ont voulu se départir de leurs actifs. Oldcastle, qui courtisait Permacon depuis 1989, a acheté leur part; puis le frère de Bertin Castonguay a voulu vendre lui aussi. Comme Bertin n'était pas en mesure d'acheter la part de son frère et qu'il était désireux d'avoir moins de responsabilités sur les épaules après une trentaine d'années au gouvernail, il a décidé de tout vendre à Oldcastle, mais quand même en «s'assurant de la pérennité de la compagnie après 50 ans».
Le départ de deux cadres supérieurs en plus de son frère l'a obligé à rebâtir l'équipe de direction. «Il m'a fallu 11 mois et trois vagues de chercheurs de têtes pour trouver M. Archambault, un homme qui avait de la maturité, du vécu et des valeurs», raconte M. Castonguay. Diplômé de Polytechnique en génie industriel, M. Archambault avait travaillé 15 ans pour Catelli chez Labatt, cinq ans chez Sucre Lantic et 14 ans dans l'industrie des pièces d'auto. L'idée de travailler pour une multinationale ayant 170 usines en Amérique du Nord tout en ayant un cachet européen lui plaisait.
Un mentor
Depuis son arrivée chez Permacon, M. Castonguay est pour lui «un conseiller, un mentor qui suggère mais ne s'impose jamais». Au demeurant, M. Archambault a trouvé que Permacon fonctionnait bien et qu'il n'y avait aucun besoin de tout chambarder, ce qui a naturellement plu à l'ancien propriétaire. Les dirigeants d'Oldcastle avaient d'ailleurs demandé à celui-ci de demeurer dans l'entreprise. Bertin Castonguay leur a répondu: «Très bien, mais je veux m'occuper de recherche et développement», ce qui fut accepté. «Permacon a été bâti sur deux choses: des produits de qualité et l'innovation, qui est mon dada», confie-t-il.
Non seulement son voeu s'est-il réalisé, mais l'an dernier la multinationale irlandaise lui a donné le mandat de mettre en place un centre de recherche de classe mondiale à Montréal. Il y a eu au départ un petit noyau de quatre ou cinq personnes, qui s'est élargi maintenant à une douzaine et qui en comptera une trentaine d'ici à deux ans. Plusieurs millions seront investis pour loger ce centre. «Nous allons essayer d'être les meilleurs au monde», promet M. Castonguay.
Pour l'instant, ce sont les Allemands qui dominent, puisqu'ils ont développé, dans leur pays dévasté à la fin de la guerre, en 1945, une industrie très forte dans la maçonnerie, particulièrement dans la production de masse pour une clientèle industrielle et municipale. Pour sa part, Permacon est devenu un leader en aménagement paysager. Néanmoins, en Allemagne, on compte un aménagement paysager de 20 pieds carrés en produits de béton par habitant, en comparaison de quatre pieds au Québec et d'un pied seulement aux États-Unis, souligne M. Archambault. Les Québécois sont en fait les champions canadiens en aménagement paysager.
Acquisition stratégique
Permacon a donc été une acquisition stratégique pour Oldcastle et CRH. Cette entreprise québécoise a développé au fil des ans 1000 produits en béton, prenant l'apparence de pierres de teintes, de formes et de dimensions fort différentes. «Le béton est un élément naturel façonné par l'homme», rappelle M. Archambault. L'un des produits les plus populaires depuis quelques années est le «pavé vieillot», un produit bétonné qui est fabriqué comme tous les autres avec du ciment, de l'eau, des agrégats et des pigments pour être ensuite compressé et séché, avant d'être mis dans une machine qui lui donnera cette apparence de vieille pierre. On en voit sur les pavés, mais aussi sous forme de briques et de pierres sur les murs extérieurs de ces nouvelles et grandes maisons qui poussent désormais comme des champignons dans les villes de banlieue québécoises. «Nous avons même la technologie pour imiter un bloc de granit. C'est la beauté de la compagnie», proclame M. Archambault.
Permacon effectue plus de 50 % de ses ventes au Québec, avec une part de marché qui approche les 70 %, en comparaison d'au plus 25 % sur le marché ontarien. L'entreprise est présente aussi dans les provinces de l'Atlantique, mais pas dans l'Ouest canadien, un territoire dont s'occupera éventuellement une autre filiale du groupe installé à Seattle. La vente de produits d'aménagement paysager compte pour 60 % de ses revenus. Le reste provient du bloc architectural, qu'on voit sur les murs extérieurs des maisons et des édifices, par exemple le nouvel immeuble des HEC à Montréal, recouvert d'un «bloc noble, la pierre Versailles», comme on l'appelle chez Permacon. On marche sur ses pavés dans les rues du Vieux-Québec et le quartier historique de Trois-Rivières. Le marché municipal et industriel est d'ailleurs important, en ce sens que M. Archambault compte sur lui pour compenser les creux cycliques dans l'industrie de la construction résidentielle et lors de récessions.
Pour Permacon, son expansion future viendra surtout du marché ontarien et des Maritimes, bien que plus de 10 % de sa croissance présente soit d'origine interne et que de 8 à 10 % soit attribuable à des acquisitions. Il y a au bureau-chef de CRH une équipe de 25 personnes qui consacre tout son temps à chercher de nouvelles acquisitions à faire.
Innovation
Pour ce qui est de l'innovation, Permacon a déjà bien en place toute une méthodologie pour déceler les produits susceptibles de satisfaire sa clientèle, composée de distributeurs, d'installateurs et d'architectes. On consulte systématiquement ces gens en tenant des groupes de discussion. Les distributeurs s'intéressent surtout à l'apparence du produit, les installateurs se préoccupent de la forme, des surfaces, des angles, afin de faciliter l'assemblage; enfin, les architectes sont toujours à la recherche d'une nouvelle façon de faire les choses. Certains produits sont d'ailleurs brevetés. Le défi pour Permacon, qui doit concevoir de nouveaux produits au moins deux ans à l'avance et les fabriquer en grande quantité, est de miser sur les bons choix.
«Notre moyenne est très bonne», assure M. Archambault, désormais président de Permacon, alors que M. Castonguay est devenu président du conseil de la filiale canadienne d'Oldcastle et président du groupe de recherche et développement pour l'Amérique du Nord. Ce dernier s'étonne encore de constater que, jusqu'à maintenant, «aucun Irlandais ou Américain n'est venu dans la boîte». En revanche, le mariage avec Oldcastle permet à Permacon d'avoir accès à l'expertise de toutes les autres entreprises soeurs et d'établir des points de référence avec l'ensemble de l'industrie.