Le Canada, ce paradis fiscal insoupçonné

Pour les entreprises, le problème au Canada tient notamment à ses règles fiscales bien accommodantes dans le secteur minier.
Nathan Denette La Presse canadienne Pour les entreprises, le problème au Canada tient notamment à ses règles fiscales bien accommodantes dans le secteur minier.

La lutte contre l’évitement fiscal international s’organise lentement. Très lentement, même, notamment au Canada. Trop lentement, particulièrement, au goût de plusieurs pays en développement qui craignent que tout cela soit vain.

Le Globe and Mail rapportait mardi que l’ancien dictateur libyen, Mouammar Kadhafi, avait caché au Canada des milliards de dollars volés à son peuple. Et ils s’y trouvent toujours, bien au frais, dans des comptes de banque, 12 ans après la mort du dirigeant.

C’est le genre d’histoire à laquelle bien des Canadiens n’auraient probablement pas imaginé que leur pays puisse être associé. Les dictateurs et les criminels qui fuient la justice, tout comme les multimillionnaires et les multinationales qui se cachent du fisc, se tournent normalement vers des paradis fiscaux, pas des pays normalement respectueux des principes de justice et de la règle de droit.

Mais voilà, tous les paradis fiscaux ne sont pas de petites îles avec des palmiers ou des pays au creux des Alpes. En fait, celui qui arrive au premier rang des pays contributeurs au problème mondial des paradis fiscaux et du secret financier est le Royaume-Uni, selon le plus récent état des lieux brossé par l’ONG spécialisée Réseau pour la justice fiscale. Il est, en effet, responsable à lui seul de plus de 13 % des quelque 475 milliards $US de pertes fiscales directes subies dans le monde cette année (contre des pertes indirectes trois fois plus élevées). Suivent, juste derrière, les Pays-Bas (2e, avec 12,6 % du total) puis, un peu plus loin, les États-Unis (7es, avec 4,4 %) et, au douzième rang, le Canada (avec 2,5 %), devant les îles Vierges britanniques (13e), le Panama (24e) ou Malte (31e).

Le mauvais élève

 

En effet, si le Canada perd chaque année presque 3,7 milliards de recettes fiscales à cause d’opérations d’évitement abusives d’entreprises (1,4 milliard) ou de riches particuliers (2,2 milliards), ses règles trop permissives et sa négligence en font perdre trois fois plus au reste du monde (11,6 milliards) — soit 11 milliards du côté des entreprises et presque 600 millions au profit de particuliers peu scrupuleux.

Pour les entreprises, le problème au Canada tient notamment à ses règles fiscales bien accommodantes dans le secteur minier. Il vient aussi de ses nombreuses conventions fiscales bilatérales signées avec des paradis fiscaux et censées permettre d’éviter la double imposition, mais qui tournent souvent « à la double non-imposition », avait expliqué au Devoir, il y a deux ans, un porte-parole du collectif québécois Échec aux paradis fiscaux.

Du côté des particuliers, les gens malhonnêtes ont surtout beaucoup trop de facilité à cacher leurs avoirs derrière toutes sortes de sociétés-écrans et de prête-noms. Véritable cancre en la matière, le Canada aurait ainsi permis, entre autres, le blanchiment d’au moins 46 milliards $CA en 2018 seulement, a estimé l’année suivante un comité d’experts chargé de se pencher sur le marché immobilier de la Colombie-Britannique et qui parlait alors d’une évaluation « conservatrice ».

La situation pourrait bien toutefois être en voie de s’améliorer sur ce front. Finalement gêné de son retard, Ottawa a présenté, au mois de mars, un projet de loi visant la création d’un « registre de la propriété effective des sociétés » (C-42). Fortement inspiré par de nouvelles règles déjà mises en place ce printemps par le gouvernement du Québec, le texte législatif met à contribution les banques de données de l’Agence du revenu du Canada et prévoit des peines pouvant atteindre 200 000 $ ou 6 mois de prison pour ceux qui manqueraient à leurs obligations d’indiquer clairement à qui appartient quoi.

Actuellement étudiée par le Sénat, la réforme a généralement été bien accueillie par les organismes spécialisés. Certains auraient toutefois préféré que l’obligation de transparence s’applique dès qu’un individu contrôle non pas 25 %, mais 10 % d’une société, a expliqué au Devoir mercredi Edgar Lopez-Asselin, coordonnateur à Échec aux paradis fiscaux.

Espoirs et déceptions à l’OCDE

Le Canada n’est pas le seul à essayer de réduire le fléau des paradis fiscaux et du secret bancaire. Question particulièrement délicate depuis la crise financière de 2008 et de nature éminemment internationale, la cause a principalement été portée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à la demande des gouvernements des pays du G20.

11,1 milliards
C’est la somme que fait perdre chaque année le Canada au reste du monde à cause de ses règles trop permissibles et sa négligence à l’égard d’opérations d’évitement.

Ces travaux ont notamment accouché d’un mécanisme d’échange automatique d’informations entre les pays sur les particuliers qui détiennent des comptes à l’étranger. On est également en train de mettre en place un système à deux « piliers » auquel ont accepté de participer 138 pays représentant plus de 90 % de l’économie mondiale. Le premier pilier doit forcer les plus grandes multinationales à rapporter où elles font effectivement des affaires et combien elles y payent d’impôt. Le deuxième pilier devrait permettre, à compter de l’an prochain, aux pays qui constateraient qu’une multinationale ne paye pas au moins 15 % d’impôt sur ses profits d’aller chercher la différence.

Ce nouveau régime aurait permis, en vertu du premier principe, un repartage plus juste entre les pays de 13 à 36 milliards $US de revenus fiscaux en 2021, a estimé l’OCDE au mois de janvier. Quant à l’impôt minimum, il aurait rapporté 220 milliards de revenus fiscaux supplémentaires.

La réforme mise en avant par l’OCDE ne va pas sans s’attirer des critiques. Et pas seulement à cause de l’extrême lenteur à laquelle elle a avancé depuis 2012. Elle reste essentiellement un projet réalisé par et pour les pays riches, déplorent notamment les pays en voie de développement.

Il est vrai que le montant absolu des pertes fiscales infligées par les paradis fiscaux est beaucoup plus élevé dans les pays riches (426 milliards par an) que dans les pays à faible revenu (46 milliards). Mais comme les ressources fiscales de ces derniers sont aussi beaucoup plus faibles alors que leurs besoins sont immenses, leur manque à gagner fait plus mal, note le Réseau pour la justice fiscale.

Or, les nouvelles règles de l’OCDE seront ainsi faites qu’elles profiteront essentiellement aux endroits où se trouvent les sièges sociaux des multinationales, c’est-à-dire les pays riches, et que plusieurs pays pauvres ne disposeront pas des moyens logistiques de s’en prévaloir, prédisent leurs critiques. De toute façon, la taxe minimale de 15 % se révèle bien inférieure au taux effectif de 25 % à 30 % souvent en vigueur en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Désillusionnés, plusieurs pays en développement réclament désormais que le processus d’élaboration de nouvelles règles fiscales internationales plus justes passe sous l’égide des Nations unies. L’affaire doit d’ailleurs y être débattue cet automne. Mais cela, admet-on, n’aidera pas à accélérer les choses.

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