Quand Adam Smith déboulonne Adam Smith

Qui mieux qu’Adam Smith pour réfuter Adam Smith, ou plutôt ce qu’on en a fait ?
Il y aura 300 ans lundi qu’est né, le 5 juin 1723, dans la petite ville portuaire et commerçante de Kirkcaldy, en Écosse, celui que plusieurs considèrent comme le « père de la science économique », quand ce n’est pas carrément le « père du capitalisme ». On lui doit des concepts économiques archiconnus comme l’homo economicus, le laisser-faire économique, la division du travail, le libre-échange et la fameuse main invisible… Ou pas.
« Smith n’a jamais été capitaliste, il n’a pas découvert le capitalisme et il n’a pas loué le capitalisme », écrit dans les toutes premières lignes d’un nouvel ouvrage sur le sujet, à venir cet automne au Québec, Thierry Pauchant, spécialiste de management éthique et professeur honoraire à HEC Montréal. « Le récit “d’Adam-Smith-père-du-capitalisme’’ a été manufacturé. Il est souvent raconté pour rendre légitime le capitalisme prédateur, d’hier et d’aujourd’hui. C’est un hold-up intellectuel. »
Comme le principal intéressé n’est plus là pour s’expliquer, on doit retourner notamment à son monumental La richesse des nations, ou plutôt Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, que tous les économistes connaissent et que nombre d’entre eux citent encore aujourd’hui toutes les fois qu’ils ont besoin d’une autorité intellectuelle pour appuyer leurs arguments, mais que bien peu ont réellement lu, disait en entrevue au quotidien écossais The Herald à la fin de l’année dernière l’expert de l’Université de Glasgow Craig Smith (aucun lien de parenté).
Publié en 1776, cet ouvrage avait toutefois été précédé, en 1759, par une autre brique, beaucoup moins connue des économistes, intitulée : Théorie des sentiments moraux, qui avait déjà fait la célébrité d’Adam Smith, en Angleterre comme ailleurs dans le monde, à laquelle il reviendra pour y apporter des améliorations jusqu’à la fin de sa vie en 1790, à l’âge de 67 ans.
Un philosophe moral
« Adam Smith n’est pas un économiste dans le sens où on l’entend aujourd’hui, cette science n’a pas encore été inventée, mais un philosophe moral. Il est témoin de transformations qui ne sont pas encore l’industrialisation qu’on associe avec le capitalisme », explique en entrevue au Devoir Till Düppe, professeur d’histoire de la pensée économique à l’Université du Québec à Montréal.
Plus intuitifs et descriptifs que théoriques et idéologiques, ses écrits s’inspirent de la philosophie antique et s’inscrivent dans une période de bouillonnement intellectuel, appelé les Lumières écossaises, qui cherchait notamment à décrire les grandes étapes de civilisation humaine. Excellent communicateur, Adam Smith reprend souvent des idées qui avaient déjà été avancées par d’autres et, en bon philosophe, il embrasse large et se révèle à la fois assez complexe et flou pour se prêter à différentes interprétations.
Très tôt dans l’histoire, on lui fera dire une chose et son contraire, notamment aux États-Unis, a constaté dans un récent ouvrage la professeure de sciences sociales à l’Université Harvard Glory Liu. Adam Smith dénonce en effet le colonialisme britannique, mais aussi l’esclavage. Il vante les vertus du libre-échange, mais constate qu’on peut préférer faire des affaires à l’intérieur des frontières de son pays et le comprend.
Adam Smith n’est pas un économiste dans le sens où on l’entend aujourd’hui, cette science n’a pas encore été inventée, mais un philosophe moral. Il est témoin de transformations qui ne sont pas encore l’industrialisation qu’on associe avec le capitalisme.
Kidnapping de la droite
Mais c’est principalement les défenseurs du néolibéralisme de l’école de Chicago, comme Milton Friedman et Friedrich Hayek, qui, au siècle dernier, ont fait du prétendu « père du capitalisme » une lecture affectionnée par des politiciens de la droite conservatrice, comme l’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher. Entre leurs mains, le philosophe devient « une mascotte » du laisser-faire des entreprises, un défenseur des plus petits gouvernements possible, explique Glory Liu.
Ce sont eux qui ont fait dire à Smith que les individus étaient des acteurs rationnels cherchant uniquement à maximiser leur intérêt économique alors que l’Écossais parlait beaucoup plus généralement de personnes voulant s’assurer le meilleur avenir pour eux et leurs proches tout en restant des concitoyens aimables. Ce sont eux qui ont fait semblant de ne pas comprendre que l’un des grands reproches que Smith adressait aux gouvernements de son époque était d’avoir permis que de grandes entreprises profitent de monopoles et de ne pas remarquer qu’il confiait à l’État une multitude de responsabilités, dont le développement des infrastructures collectives, l’encadrement des banques, le contrôle du prix des biens de première nécessité, l’éducation pour tous et la santé publique.
Ce sont aussi ces gens-là qui ont délibérément laissé de côté tout le mal que leur champion disait de ces riches trop riches, et toute l’importance qu’il accordait aux conditions d’épanouissement des plus démunis, dénonce à son tour Thierry Pauchant en entrevue au Devoir. Ce sont également eux qui, à tellement vouloir lui faire dire que le laisser-faire économique était le meilleur moyen d’assurer l’utilisation efficace des ressources de production, ont élevé la métaphore de la « main invisible » en règle presque divine, alors qu’elle n’est mentionnée qu’à trois reprises, et avec des significations différentes, dans le quelque 1,3 million de mots que contient l’ensemble de son oeuvre.
Certains en ont conclu qu’il y avait un « Adam Smith de gauche » et un « Adam Smith de droite », le premier se retrouvant principalement dans la Théorie des sentiments moraux et le second dans La richesse des nations. D’autres font valoir que ces étiquettes de gauche et de droite n’existaient pas encore à son époque et que les apparentes contradictions du philosophe moral découlent de la richesse, de la complexité et des nuances de sa pensée.
Un homme de son temps
Au-delà de la plus ou moins grande honnêteté intellectuelle de ceux qui se présentent comme les héritiers d’Adam Smith, certains désaccords auxquels il donne lieu illustrent l’importance de tenir compte du contexte historique dans lequel son oeuvre a été produite, observe Till Düppe. La controverse sur le sens à lui donner arrive, selon l’expert, à un moment où la science économique se prête moins qu’auparavant à de grands débats entre des modèles théoriques et idéologiques opposés et plus à une recherche empirique spécialisée et ancrée dans le réel.
Le débat sur le sens de l’oeuvre d’Adam Smith n’est pas seulement théorique et historique, fait valoir pour sa part Thierry Pauchant. Non seulement l’Écossais a servi, à tort, de caution morale à plusieurs des excès du capitalisme dont on est encore victimes aujourd’hui, mais il pourrait aussi en être un antidote.
À une époque où l’on continue souvent de résumer la valeur des individus à leur utilité économique, le philosophe moral parle de leur quête de bien-être plus générale, souligne-t-il. Pendant que se creusent les inégalités de richesse, on a cet auteur qui insiste sur l’importance d’assurer les conditions d’épanouissement de tout le monde, y compris les plus modestes. Alors qu’on oppose sans cesse les priorités économiques aux impératifs de la transition verte, le prétendu « père du capitalisme » plaidait déjà à son époque pour un développement en harmonie avec son environnement et la nature.
Le 200e anniversaire de la publication de La richesse des nations en 1976 avait donné lieu à une réédition de l’ensemble de l’oeuvre d’Adam Smith qui allait déclencher la remise en cause des interprétations qui en avait été faite par les néolibéraux, se rappelle Thierry Pauchant. « Il faudrait que les célébrations de son 300e anniversaire de naissance permettent de s’appuyer sur ses enseignements pour accélérer le virage vers une conception du développement humain plus large et plus durable. »