L'«écosilence», quand la finance verte est dans la ligne de mire des États rouges américains

Le secteur de la finance est sur ses gardes. Accusé par les écologistes de s’adonner à de l’écoblanchiment, il subit aussi les attaques du milieu républicain aux États-Unis qui lui reproche de contrevenir aux lois sur la saine concurrence. Si bien que les compagnies deviennent frileuses à exposer publiquement leurs engagements envers la lutte contre les changements climatiques, cédant au phénomène du « greenhushing » ou « écosilence ».
Depuis plusieurs mois, des États « rouges » américains sont en croisade pour limiter l’influence des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) au sein de la finance, car ils engendrent à leur avis un boycottage des entreprises carburant aux combustibles fossiles.
Dans une lettre datée du 15 mai dernier, les procureurs généraux de 23 États américains républicains reprochaient aux compagnies d’assurance faisant partie de la Net-Zero Insurance Alliance (NZIA) de contrevenir aux lois américaines de concurrence.
« Nous, les procureurs généraux soussignés, sommes préoccupés par la légalité de vos engagements à collaborer avec d’autres assureurs et propriétaires d’actifs afin de faire avancer un programme climatique activiste », écrivaient-ils.
Résultat : fin mai, six grandes compagnies d’assurance – Lloyd’s, QBE Insurance, Allianz, AXA, SCOR et SOMPO Holdings – ont déserté la coalition, emboitant le pas à Munich Re, Zurich et Hannover Re qui l’avaient déjà quittée quelques semaines plus tôt.
De quoi soulever des questions sur la survie de la coalition – une sous-branche de l’Alliance financière net-zéro lancée par Mark Carney, l’ex-numéro un de la Banque du Canada, lors de la COP de Glasgow.
L’alliance sous la loupe de la concurrence
« C’est entièrement politique », estime Pierre Larouche, professeur de droit de la concurrence à l’Université de Montréal. « Mais l’argumentaire juridique n’est pas complètement farfelu. Ça touche à un enjeu assez complexe qui est la manière dont le droit de la concurrence aborde la coopération entre les compagnies d’assurance », ajoute-t-il.
En vertu du droit de la concurrence – qu’il soit américain ou canadien, des compagnies n’ont pas le droit de se concerter pour faire grimper les prix. « Mais il y a aussi de bonnes raisons à ce que des compagnies d’assurance coopèrent, pour se partager des informations sur les risques, notamment », détaille M. Larouche.
Dans le cas présent, les procureurs généraux républicains reprochent entre autres aux compagnies d’assurance d’avoir des motivations politiques.
« Or, du point de vue des compagnies d’assurance, elles veulent tenir compte des risques associés aux changements climatiques », explique M. Larouche. « Elles demandent à leurs clients de changer leurs pratiques, sinon, elles leur feront payer une prime, ce qui est une pratique standard. Les compagnies d’assurance se mêlent toujours des affaires des assurés parce que c’est de la gestion du risque. »
« Greenhushing » ou « écosilence »
Et si les compagnies d’assurance veulent limiter les risques financiers associés aux changements climatiques… elles veulent aussi se protéger des risques judiciaires, fait remarquer Julien Beaulieu, chargé de cours en droit de la concurrence et en responsabilité sociale des entreprises à l’Université de Sherbrooke.
« Il y a beaucoup d’entreprises qui aspirent à être écoresponsables, qui veulent devenir net-zéro, sauf qu’elles se font taper sur les doigts parce qu’elles pourraient violer les lois sur la concurrence, et d’un autre côté, elles se font aussi taper sur les doigts par les groupes environnementaux, qui les accusent de faire de l’écoblanchiment », explique M. Beaulieu.
On voit donc apparaitre le phénomène du « greenhushing » ou de l’« écosilence ». « C’est la tendance des entreprises à taire leurs engagements climatiques ou à arrêter d’en prendre, parce qu’il y a trop de risques », dit M. Beaulieu.
« Si on prend un pas de recul, la raison pour laquelle des initiatives volontaires net-zéro ont vu le jour, c’est une réaction du secteur privé à un immobilisme du secteur public », souligne le chargé de cours. « Le secteur financier est le mieux placé pour couper les vivres aux industries qui sont polluantes. Sauf qu’aujourd’hui, les entreprises sont en train de se demander : est-ce que ça vaut vraiment la peine de prendre tous ces risques ? Peut-être qu’il vaudrait mieux attendre des mécanismes réglementaires obligatoires… Mais là, on revient au problème politique : est-ce que ces mécanismes-là vont arriver ? soulève M. Beaulieu.
En ce qui concerne les compagnies d’assurance qui ont déserté l’alliance, ces dernières maintiennent qu’elles continueront de poursuivre leurs objectifs environnementaux… mais elles ne s’en vanteront plus au sein d’une alliance internationale.