Les «plombiers» de la science au secours du climat

La lutte contre les changements climatiques devrait prendre exemple sur celle contre la pauvreté dans le monde, dit la Nobel d’économie Esther Duflo, c’est-à-dire se défier de l’espoir de « solutions miracles » et multiplier plutôt des mesures plus modestes, mais bien concrètes, ayant prouvé leur efficacité dans la réalité.
Depuis 30 ans, des progrès immenses ont été réalisés dans la réduction de la pauvreté dans le monde, a rappelé vendredi l’experte en la matière lors d’une conférence à l’Université de Montréal. Non seulement la population mondiale vivant dans l’extrême pauvreté (moins de 2 $ par jour) a fondu de moitié de 2010 à 2019, passant de 15 % à 8 %, mais plusieurs autres indicateurs de bien-être, comme les taux de mortalité infantile et maternelle, ont suivi la même trajectoire.
Cette remarquable réalisation n’est pas seulement attribuable à l’extraordinaire réveil économique de la Chine et de l’Inde comme on le dit souvent, précise-t-elle. Il vient aussi du fait que les gouvernements et les grandes institutions internationales, comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ont cessé de faire une fixation sur la seule variable de la croissance économique pour viser plutôt des progrès dans de multiples domaines de développement, comme l’éducation, la santé, la pauvreté, les droits des femmes ou encore l’environnement. Et pour les y aider, ils ont pu s’appuyer sur les enseignements tirés d’une nouvelle approche scientifique résolument ancrée dans le pragmatisme et recourant à des groupes témoins et expérimentaux pour tester sur le terrain l’efficacité de différentes mesures.
C’est en 2019 qu’Esther Duflo s’est vu décerner « le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » aux côtés de son mari américain d’origine indienne, Abhijit Banerjee, ainsi que de l’Américain Michael Kremer.
Plus jeune lauréate (46 ans) et deuxième femme seulement (après Elinor Ostrom en 2009) à remporter la prestigieuse distinction, plus communément appelée « prix Nobel d’économie », la Française est devenue une vedette de la science économique par son approche humaniste et solidement ancrée dans le réel qui ne va pas sans souvent bousculer des idées reçues.
L’économiste toute menue qui parle nerveusement était notamment à Montréal pour recevoir le prix Lumières sur les inégalités, décerné conjointement par l’Observatoire québécois des inégalités et le festival littéraire international Metropolis bleu. L’anthropologue québécoise Francine Saillant, la femme politique Christianne Taubira et un autre économiste, l’Américain Joseph Stiglitz, avaient eu droit au même honneur les années passées.
Les faits d’abord
Au contraire des idéologues, qui ne s’intéressent pas aux faits, ou aux théoriciens, qui recherchent les modèles simples et élégants, Esther Duflo aime comparer son travail à celui « d’un plombier » qui cherche surtout à comprendre la situation sans a priori, qui prête attention aux détails et qui a recours à une bonne dose d’essais et d’erreurs.
Avec les 400 chercheurs associés au Laboratoire d’action contre la pauvreté (J-PAL en anglais), qu’elle codirige avec son conjoint, la professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT) a ainsi, au fil des ans, contribué à améliorer des politiques et des programmes touchant plus 600 millions de personnes, principalement dans des pays en développement, mais aussi dans des pays riches.
À une certaine époque, par exemple, une théorie en vogue voulait que le fait de fournir gratuitement aux populations pauvres des moustiquaires pour prévenir la malaria déprécie leur valeur à leurs yeux, au point de réduire leur utilisation à long terme. Ainsi, on a donné des moustiquaires dans des villages et on les a vendus pour une modique somme dans d’autres villages, pour se rendre compte au final que la théorie était fausse. Depuis, on commence par donner les moustiquaires, ce qui a contribué à ce que 70 % des ménages conservent l’habitude d’en avoir, ainsi qu’à diminuer de 450 millions le nombre de cas de malaria.
On pourrait aussi raconter cet ambitieux projet de raccordement des familles démunies au réseau d’aqueduc dont personne ne semblait apparemment vouloir à Tanger, au Maroc, jusqu’à ce que des chercheurs sur le terrain montrent qu’il suffisait d’en simplifier les formalités d’inscription pour que plus des deux tiers des ménages visés en fassent la demande.
Si l’experte devait citer une seule idée fausse qu’elle voudrait parvenir à déraciner en priorité, elle ne cherche pas longtemps. « Une idée qu’on retrouve aussi bien chez les décideurs publics que chez beaucoup d’universitaires — dans les pays pauvres comme dans les pays riches —, c’est que d’aider les gens financièrement les rend paresseux, a-t-elle dit en entrevue au Devoir. Ce n’est simplement pas vrai. Expérience après expérience, on montre que c’est faux. Et pourtant, la politique sociale reste complètement inspirée par cette conception erronée. »
« Si on parvenait à se débarrasser de cette idée, cela permettrait de faire énormément de progrès avec des politiques mieux conçues, plus efficaces et plus justes », poursuit-elle. « Il faut cesser de se méfier des pauvres », a-t-elle l’habitude de dire.
Les progrès des dernières années sur le front de la guerre contre la pauvreté sont toutefois menacés aujourd’hui « d’être en partie effacés » par le réchauffement du climat et son impact disproportionné sur les pays en voie de développement, a prévenu Esther Duflo. Mais dans ce cas, « il n’y a rien que les pays pauvres puissent faire » pour réduire significativement un problème d’émission de gaz à effet de serre « essentiellement lié à la consommation des pays riches ».
Malheureusement, « l’écosystème du climat aujourd’hui ressemble un peu à l’écosystème de la pauvreté d’il y a 15 ans. C’est-à-dire une recherche absolue de la solution miracle, que ce soit le nucléaire, les voitures électriques, la capture du carbone. Alors que je suis absolument convaincue que, comme pour la pauvreté, [la solution] va être une multitude de choses. Aucune particulièrement fantastique ou extraordinaire, individuellement, mais qui, si on regarde dans 30 ans — c’est mon espoir —, aura permis des progrès ».