Sobriété énergétique dans les brasseries allemandes

D’ici cinq ans, il est prévu que Rothaus créera plus d’énergie qu’elle en utilise.
Photo: Roxane Léouzon Le Devoir D’ici cinq ans, il est prévu que Rothaus créera plus d’énergie qu’elle en utilise.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz naturel pousse les Allemands à miser plus que jamais sur les sources renouvelables, de même que sur l’efficacité et la sobriété énergétique. Voici quelques exemples d’entreprises, de citoyens et de municipalités qui donnent le ton et influencent leurs compatriotes. Peuvent-ils aussi nous inspirer au Québec et au Canada, alors que nos besoins en électricité sont appelés à augmenter ?

Pour se rendre à la brasserie Rothaus, au coeur de la Forêt-Noire, on doit serpenter entre les montagnes tapissées de conifères. Après avoir dépassé un lac et quelques pentes de ski, au détour de la route, on voit apparaître un imposant complexe de bâtiments couleur saumon. Derrière ces murs, l’entreprise produit et embouteille jusqu’à 60 000 bières par heure. On y trouve aussi un musée, une boutique, un restaurant et des jeux pour enfants. Partout domine le logo de la marque : une souriante femme en costume d’époque tenant deux chopes d’élixir doré.

Le directeur de l’établissement, vêtu d’un veston traditionnel gris à col rouge et à boutons dorés, accueille cérémonieusement Le Devoir. Christian Rasch est fier d’exposer comment son entreprise, fondée en 1791, a entamé sa transition énergétique il y a 15 ans.

« Notre stratégie, c’est de faire la meilleure bière avec les meilleurs produits et avec moins d’énergie », affirme-t-il après avoir diffusé une vidéo informative sur son établissement, qui est entièrement détenu par l’État fédéré du Bade-Wurtemberg.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

D’ici cinq ans, il est prévu que Rothaus créera plus d’énergie qu’elle en utilise, grâce à des panneaux solaires, des éoliennes, une centrale au biogaz et une centrale à la biomasse. Pour l’instant, elle produit 18 % de sa consommation. Et l’électricité qu’elle achète provient de centrales hydroélectriques du Haut-Rhin. Cette démarche visionnaire lui a déjà permis de mieux traverser la crise énergétique que bon nombre de ses compétiteurs de cette industrie énergivore emblématique de l’Allemagne.

« Les brasseries émettent beaucoup de gaz à effet de serre : bouillir les ingrédients, refroidir le liquide, alimenter les machines de production automatisée, désinfecter les bouteilles, transporter les produits. », énumère le directeur, qui affirme avoir réduit l’empreinte carbone de Rothaus de 75 % depuis 10 ans.

La visite guidée privée commence dans la cave, où le liquide fermente à froid pendant une semaine, puis mûrit pendant au moins quatre semaines dans des dizaines d’énormes cuves de 180 000 litres. Elles sont posées sous le niveau du sol puisqu’il y fait déjà frais naturellement, ce qui limite l’énergie nécessaire pour maintenir le liquide jusqu’à -2 °C.

Turbines en vue

Sur le toit du centre logistique, on peut apercevoir près de 1000 mètres carrés de panneaux solaires. Les rayons du soleil chauffent aussi des tuyaux noirs remplis d’eau. Cette dernière sert à la stérilisation des bouteilles, qui sont récupérées et réutilisées plusieurs fois. L’été, ce système est suffisant pour atteindre la haute température souhaitée. L’hiver, la chaleur provenant de la petite centrale aux copeaux de bois est ajoutée au processus. Les copeaux sont des résidus de l’industrie forestière de la région, ajoute le directeur.

M. Rasch pointe ensuite vers les cimes des sapins qui découpent des pointes dans le ciel gris. « Là-bas, ce sera un parc éolien. Nous voulons acheter deux turbines d’un projet privé qui en comptera six », précise-t-il.

On descend ensuite dans la zone de remplissage à la chaîne des contenants, déplacés par des tapis roulants. Progressivement, toutes les machines sont remplacées par d’autres, plus efficaces, qui utilisent 30 % moins d’énergie, selon le directeur. Il ajoute au passage que toutes les ampoules ont été remplacées par des DEL dans la dernière année.

Photo: Roxane Léouzon Le Devoir Des cuves de l'imposante brasserie Rothaus

Bien sûr, toutes ces mesures ont nécessité des investissements majeurs. Ils profitent toutefois déjà à Rothaus, maintenant que le prix moyen de l’électricité pour les entreprises a doublé depuis la fin de 2021.

Brasseries affaiblies

Rothaus fait figure d’exception pour l’instant. De nombreuses brasseries ne disposent pas des liquidités nécessaires pour effectuer un tel virage, étant déjà affaiblies par la pandémie. Celle-ci a réduit à néant, pendant de longs mois, le marché de la bière en fût. La hausse des prix imposés par plusieurs de leurs fournisseurs vient compliquer encore plus leur situation.

La petite brasserie Lemke, dans le centre-ville de la capitale allemande, fait partie de celles qui vivent des moments difficiles. La brasserie est située sous un viaduc du S-Bahn, le train léger public, ses murs extérieurs sont recouverts de murales colorées, apportant une touche festive au quartier envahi par les panneaux de construction blancs, équivalent berlinois du cône orange montréalais. Une odeur de malt flotte dans l’air.

Les dirigeants de l’entreprise spécialisée en bières sures ont dû réduire la production d’environ 50 % en raison des mesures sanitaires associées à la COVID-19. « Ça va mieux, maintenant, mais nous sommes encore 10 % en dessous de notre production prépandémique », indique la responsable des communications, Anika Stockmann.

Photo: Roxane Léouzon Le Devoir L'entrée de la petite brasserie Lemke, située sous un viaduc à Berlin

Pour leurs procédés, ils utilisent de l’électricité, mais surtout du gaz naturel, comme la majorité des brasseurs. Leur facture de gaz est maintenant dix fois plus élevée qu’il y a un an. Mme Stockmann ne voit pas comment ils pourraient réduire leurs coûts énergétiques. « On ne peut pas installer de panneaux solaires, puisque sur notre toit, il y a des rails. Nous ne pouvons pas changer la façon dont nous brassons notre bière », déplore-t-elle.

Le prix des bouteilles de verre a augmenté de 40 % ; celui du malt est aussi plus cher. Face à ces défis, la survie de Lemke n’est pas en jeu, mais l’entreprise a dû baisser sa marge de profit et augmenter ses prix de vente de 12 %.

Photo: Roxane Léouzon Le Devoir Des barils issus de la brasserie Lemke

Une transformation nécessaire

L’Association des brasseurs allemands, elle, est inquiète. Alors que le nombre de brasseries était auparavant en croissance continue, des dizaines d’entre elles ont fermé leur porte depuis la pandémie. L’inflation et l’approvisionnement en énergie sont aussi montrés du doigt dans le pays qui produit et qui consomme le plus de bière en Europe.

« L’industrie de la bière a fait des efforts énormes dans les dernières décennies pour réduire sa consommation d’énergie. Malgré des concepts de durabilité sophistiqués et des investissements dans des technologies de pointe, il est présentement impossible de remplacer le gaz comme source d’énergie principale », a indiqué par courriel la relationniste de l’organisme, Nina Göllinger.

Dans ce contexte, plusieurs grandes brasseries ont visité Rothaus avec intérêt dans les derniers mois, selon son directeur.

« Nous partageons nos connaissances, car il faut que toute notre industrie se transforme, croit Christian Rasch. Il n’y aura plus d’intérêt mondial à acheter des bières européennes si le prix devient trop élevé par rapport à la qualité. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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