Une classe moyenne «à boutte»

«Le logement tout comme la nourriture, l’eau ou les ressources naturelles ne sont pas des biens comme les autres. Ils ne peuvent pas seulement aller aux plus offrants», martèle Isabelle Maréchal, qui a réalisé le documentaire.
Jacques Nadeau Le Devoir. «Le logement tout comme la nourriture, l’eau ou les ressources naturelles ne sont pas des biens comme les autres. Ils ne peuvent pas seulement aller aux plus offrants», martèle Isabelle Maréchal, qui a réalisé le documentaire.

Les temps sont durs pour la classe moyenne qui voit, avec les prix exorbitants des logements, l’explosion du coût de la vie et la crise environnementale, s’éloigner ses rêves un peu plus chaque jour.

Élyse Gamache-Bélisle voudrait pouvoir s’acheter un petit duplex, où elle vivrait avec ses deux enfants dans le quartier de Villeray, à Montréal, où elle habite depuis toujours. Mais elle a beau gagner plus 80 000 $ par année, elle n’a pas les moyens de réaliser ce rêve. Aussi a-t-elle lancé une campagne de sociofinancement, dans laquelle elle invite ses voisins à l’aider notamment à ramasser des bouteilles et des canettes d’aluminium consignées. Deux cent mille canettes plus tard, avec aussi des dons et d’autres objets vendus sur Marketplace, elle a amassé 40 000 $ en deux ans, ce qui la laisse encore loin de la mise de fonds qui lui serait nécessaire.

Cela lui donne parfois l’impression de poursuivre l’un de ces mirages qui apparaissent dans les déserts et qui s’éloignent toujours lorsqu’on essaie de s’en approcher. Quand ce n’est pas le prix des maisons qui augmente sans cesse, c’est une pandémie qui nous met en chômage forcé, un retour aux études qui alourdit notre endettement, ou le coût de la vie qui s’emballe. « J’t’à boutte de ramasser des canettes ! » s’exclame-t-elle, l’une des rares fois où on la voit perdre le sourire.

Élyse et sa petite famille font partie de la quinzaine de personnes — en plus d’une poignée d’experts — présentées dans le documentaire Les moyens de la classe moyenne, qui sera diffusé le 15 mars sur les ondes de Télé-Québec. Au côté du réalisateur Guillaume Sylvestre (La plus belle province, DPJ, Steakhouse…), la productrice, scénariste et journaliste Isabelle Maréchal voulait aller à la rencontre de « notre classe moyenne, à nous, et de lui donner une voix » à l’heure où l’on sent monter en elle un sentiment de frustration.

Un Québécois sur deux

 

Au Québec, presque un travailleur sur deux fait partie de la classe moyenne, rappelle le documentaire, à raison d’un revenu de 39 800 $ à 62 000 $ par année après impôt pour une personne seule, et de 62 000 $ à 123 000 $ pour une famille de quatre. « La classe moyenne, c’est la majorité silencieuse. Celle dont les politiciens parlent durant les élections et qu’ils prétendent défendre ensuite. »

C’est un statut socioéconomique auquel ont eu accès de plus en plus de Québécois de différents types de ménages au cours des dernières décennies à la faveur du fameux modèle social et économique québécois, explique l’économiste de l’Université de Sherbrooke François Delorme, au point qu’il serait plus juste, selon lui, de parler « des classes moyennes » que de « la classe moyenne ». Mais « c’est en train de changer », dit l’expert. À cause notamment de la hausse du coût de la vie — à commencer par celui du logement —, qui étrangle financièrement de plus en plus de ménages, au point que « l’on assiste à un déclassement de la classe moyenne ».

« Le logement tout comme la nourriture, l’eau ou les ressources naturelles ne sont pas des biens comme les autres, a martelé Isabelle Maréchal en entrevue au Devoir. Ils ne peuvent pas seulement aller aux plus offrants. »

La classe moyenne, c’est la majorité silencieuse. Celle dont les politiciens parlent durant les élections et qu’ils prétendent défendre ensuite.

 

Pour le jeune couple formé par Mélanie et Franz, la solution a été de quitter Montréal pour une petite communauté « en banlieue » de Montmagny, à 70 km à l’est de la ville de Québec. Pour Jean-François et Mélissa et leurs 7 enfants, le changement a été encore plus radical. Ils ont échangé les entreprises et le mode de vie qui les rendaient malheureux et malades en ville pour une maison entourée d’un grand jardin et de poules près de Warwick, dans le centre du Québec, où ils vivent heureux avec un seul salaire de 70 000 $ et une logique d’autosuffisance.

Le documentaire nous fait rencontrer aussi quatre diplômés universitaires qui ont choisi de lancer une coopérative agricole en Mauricie et de vivre avec un revenu individuel inférieur à 35 000 $ par an.

Toutes les histoires personnelles que rapporte le documentaire d’un peu moins d’une heure sont à la fois le symptôme de graves problèmes et des exemples de solutions que les gens ont trouvées, note Isabelle Maréchal. « Ces situations n’ont rien d’exceptionnel. Elles montrent comment les gens ont de plus en plus de mal à arriver et, notamment, comment la ville [avec le prix exorbitant de ses logements] repousse sans cesse plus loin ses citoyens. Pas seulement à Montréal, mais aussi à Québec, à Trois-Rivières, à Mascouche, partout. »

Elles correspondent aussi à la nécessaire prise de conscience qu’il doit y avoir des limites à la course à l’enrichissement et à la consommation, au nom de sa propre santé financière et mentale, mais aussi de l’avenir de la planète, disent la productrice du film et les experts qu’on y entend.

Point de rupture

 

Isabelle Maréchal n’a pas de leçon à donner aux gens qui ont l’impression que le rêve de la classe moyenne est en train de leur échapper, sinon, à l’instar du comptable et chroniqueur économique Pierre-Yves McSween, leur rappeler qu’il y a une part de choix individuels dans leurs parcours professionnels, leurs besoins financiers réels ou perçus et leur degré de satisfaction.

Mais il y a une part aussi d’action collective, rappelle la sociologue et chercheuse à l’Institut de recherche et d’information socioéconomiques (IRIS) Julia Posca, indiquant que la spectaculaire ascension de la classe moyenne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a été obtenue de haute lutte politique, sociale et ouvrière.

« La classe moyenne a beaucoup plus de pouvoir qu’elle le pense, dit Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal. Le hic, c’est qu’elle n’en est pas consciente. Tellement pas consciente qu’on l’a amenée progressivement [à accepter] des choses pour des raisons financières, économiques et de marché qui n’étaient pas toujours à son avantage simplement parce qu’elle ne s’est pas rebellée. »

Le documentaire s’ouvre et se conclut sur des images de violentes manifestations, notamment des Gilets jaunes en France et des émeutiers du 6 janvier 2021 au Capitole, à Washington. Bien qu’elle sente monter une exaspération au Québec, Isabelle Maréchal ne croit pas qu’on y arrivera à de tels extrêmes. « Nous, on a des révolutions plus tranquilles qu’ailleurs. Et c’est tant mieux. Mais, comme le dit dans le documentaire Jacques Nantel, ça pourrait devenir plus laid. »

Les moyens de la classe moyenne

Télé-Québec, le 15 mars, à 20 h, et sur telequebec.tv par la suite.

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