La crise énergétique qui n’a pas eu lieu

La guerre en Ukraine devait frapper de plein fouet l’économie européenne. Le choc s’annonce finalement beaucoup moins dur que prévu, en plus de fournir à l’Europe une autre de ces crises qui lui auront permis de renforcer un peu plus son union.
La situation se présentait très mal pour l’Europe après l’invasion de l’Ukraine par la Russie il y a un an. En plus d’être aux prises avec le drame humain et géostratégique d’une terrible guerre dans leur cour arrière, les pays de l’Union européenne se souvenaient soudainement que l’agresseur dans cette histoire comptait pour 40 % de leurs importations de gaz, pour 30 % de celles de pétrole et pour 46 % de celles de charbon. Et que, contrairement aux deux dernières sources d’énergie fossile, il n’allait pas être facile de remplacer l’approvisionnement de gaz russe si l’envie de fermer le robinet prenait à Vladimir Poutine.
Comme par hasard, toutes sortes de « problèmes techniques » et de mystérieux « actes de sabotage » se sont rapidement abattus sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 en même temps que s’accumulaient les sanctions économiques contre la Russie, jusqu’à ce que plus rien ne fonctionne au début de l’automne. Mais, avant cela, le prix du gaz sur le continent avait déjà eu le temps de grimper à 338 euros le mégawattheure, soit 15 fois sa moyenne historique, a rappelé mardi Le Monde.
Pour mal faire, des centrales nucléaires françaises et des centrales hydroélectriques du sud de l’Europe ont aussi dû diminuer leur production, les unes en raison de travaux d’entretien urgents et les autres à cause d’une sécheresse record, a souligné au début du mois le Peterson Institute for International Economics dans une brève analyse.
La zone euro s’est pourtant plutôt bien tirée d’affaire l’an dernier, a constaté il y a trois semaines le Fonds monétaire international, avec une respectable croissance de 3,5 % alors qu’on ne lui en prédisait pas plus que 2,6 % cet été. De plus, elle devrait échapper à la courte récession qu’on lui prédisait encore récemment pour cette année, avec une croissance — modeste il est vrai, mais tout de même — de presque 1 %, a prédit la semaine dernière la Commission européenne.
Au même moment, le prix du gaz sur le continent est revenu à environ 49 euros le mégawattheure, son plus bas niveau en 18 mois, soit bien avant le début de la guerre. Quant aux réserves de gaz, elles sont, à 66 %, exceptionnellement élevées pour cette période de l’année et devraient être pleines vers la fin de l’été. « Il est extrêmement improbable que l’Europe manque de gaz soit cet hiver, soit le prochain », déclare un analyste d’Oxford Economics cité dans l’article du Monde.
De la chance et un virage
L’échec de la guerre énergétique que le président Poutine a voulu faire à l’Europe tient aussi bien à la chance qu’à la capacité d’adaptation de cette dernière. Il est vrai que les Européens ont eu droit à un hiver doux. Cela, avec la hausse des prix, a largement contribué à la diminution de 12 % de la consommation de gaz en 2022, a rapporté mardi un autre article du Monde.
Mais ce n’est pas tout. Oui, l’Europe a ranimé quelques centrales au charbon, mais ce rebond a été de courte durée, la production d’électricité provenant du charbon au cours des quatre derniers mois de 2022 étant inférieure à celle de l’année précédente. L’Europe a aussi trouvé de nouvelles sources d’approvisionnement de gaz, notamment en Norvège, au Qatar, en Algérie et aux États-Unis (sous forme de gaz naturel liquéfié).
Elle a également accéléré sa transition vers les énergies renouvelables. Propulsée entre autres par une augmentation spectaculaire de 25 % de la capacité de production de son parc solaire, l’Europe a ainsi vu pour la première fois le solaire et l’éolien produire plus d’électricité que le gaz ou le pétrole. Comme la demande pour des véhicules électriques s’est aussi accélérée et que les ventes de pompes à chaleur géothermique ont explosé, les émissions européennes de CO2 ont diminué de 0,8 %, pour toucher en novembre leur plus bas niveau en 30 ans, disait Le Monde.


D’abord tentés par le chacun-pour-soi, les Européens ont retrouvé le chemin de la coopération avec des politiques de stockage coordonnées, des plateformes d’achats communs et un accord de principe sur une réforme de leur marché de l’électricité, a observé Les Échos à la fin de l’année dernière.
Cela a fait dire, en décembre dernier, au chef de l’Agence internationale de l’énergie, Fatih Birol, que la crise ukrainienne devrait marquer « un tournant historique et définitif vers un système énergétique plus propre, plus abordable et plus sûr ».
Grandir de crise en crise
Ce n’est pas le seul changement que l’invasion de l’Ukraine a provoqué en Europe.
Habituellement timorés en matière de politique de défense commune, les membres de l’Union européenne ont convenu pour la première fois d’utiliser les 3,6 milliards d’euros d’un fonds appelé « Facilité européenne pour la paix » pour acheter des armes destinées à l’Ukraine, notait au début de l’année la Fondation Robert Schuman dans une analyse.
L’UE a aussi accepté en juin de considérer les candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie comme futurs pays membres. Leurs noms s’ajoutent à ceux de plusieurs autres pays d’Europe de l’Est, comme l’Albanie, la Macédoine du Nord, la Serbie et le Monténégro, qui se sont aussi engagés dans le long et incertain processus visant à rejoindre le club des 27. Pendant ce temps, la Croatie vient d’intégrer la zone euro ainsi que l’espace Schengen de libre circulation des personnes. Et la Bulgarie aimerait pouvoir en faire autant bientôt.
Ce ne serait pas la première fois qu’une crise amènerait le projet européen à franchir une nouvelle étape, a observé plus d’un expert en ce début d’année 2023, qui marque notamment le 30e anniversaire du marché unique européen et de sa libre circulation des biens, services, personnes et capitaux.
La crise de l’euro dans les années 2010 avait aussi forcé une modernisation de ses mécanismes de gouvernance et d’intervention économique. La pandémie de COVID-19 a vu la mise en place d’une politique d’achat commun de vaccins et l’adoption d’un vaste programme européen de relance et de modernisation de l’économie chiffré à 750 milliards d’euros. Quant aux récents efforts des États-Unis pour attirer les entreprises des secteurs des technologies et de l’énergie propre à coups de subventions, ils devraient bientôt trouver sur leur chemin une politique industrielle européenne similaire.
« J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises », avait d’ailleurs écrit dans ses mémoires l’un de ses pères fondateurs, Jean Monnet.