La guerre psychologique de la Banque du Canada contre l’inflation

Depuis le début, la récente envolée de l’inflation découle largement de facteurs sur lesquels la Banque du Canada n’a aucune emprise. Mais ce n’était pas une raison pour ne rien faire, ne serait-ce que pour rassurer les Canadiens sur son sérieux en la matière.
La banque centrale canadienne a encore augmenté son taux directeur d’un quart de point de pourcentage mercredi. L’institution a ainsi relevé depuis le mois de mars dernier son principal outil de politique monétaire du niveau plancher de 0,25 % à 4,5 % et, avec lui, les taux d’intérêt des prêts hypothécaires, des marges de crédit et d’autres formes de prêts offerts aux consommateurs et aux entreprises au Canada.
L’objectif de la manoeuvre est évidemment de mettre au pas l’inflation, qui, après avoir dégringolé durant les premiers mois de la pandémie de COVID-19 et de la mise sur pause de plusieurs économies, s’est emballée jusqu’à culminer à 8,1 % en juin dernier. L’idée est qu’en rendant le crédit plus cher, on réduira la demande de biens et services et ensuite, par le fait même, leurs prix. Ce coup de frein monétaire semble déjà donner des résultats, puisque l’inflation était revenue à 6,3 % en décembre.
Cette réalisation est d’autant plus remarquable que la Banque estime qu’il faut « habituellement de 18 à 24 mois pour que les effets de tels ajustements se transmettent pleinement à l’économie ». Il faut dire que cette amélioration n’est pas seulement le résultat d’une diminution de la demande de biens durables au Canada, particulièrement réactive aux taux d’intérêt, a-t-elle constaté. Elle découle aussi, pour une bonne part, de la baisse des prix mondiaux de l’énergie et de l’amélioration plus rapide que prévu des chaînes d’approvisionnement mondiales, facteurs sur lesquels ses taux d’intérêt n’ont aucune prise.
La Banque dit maintenant vouloir marquer « une pause » pour voir comment la situation évoluera. Elle se dit toutefois prête à revenir à la charge avec de nouvelles hausses de taux d’intérêt si nécessaire.
Une inflation pas comme les autres
Elle en a déjà fait bien assez, et peut-être même trop, estimaient jeudi les analystes de la Banque Nationale. Deux d’entre eux ont profité de l’occasion pour publier une courte étude cherchant à mesurer la part de l’inflation attribuable à la vigueur de la demande — que la hausse des taux de la Banque du Canada cherche à infléchir — et celle qui vient des problèmes d’offre liés notamment à des facteurs mondiaux, comme la guerre en Ukraine et les politiques sanitaires en Chine.
Pour ce faire, les économistes Alexandra Ducharme et Matthieu Arseneau se sont inspirés d’une méthode mise au point par la Réserve fédérale de San Francisco qui se base sur ce que les économistes appellent le déflateur de la consommation plutôt que sur l’habituel indice des prix à la consommation (IPC). Cette mesure a le désavantage de n’être prise que tous les trois mois, mais a l’avantage de révéler, entre autres, que l’inflation moyenne subie par les consommateurs le printemps dernier n’a pas été de 7,6 %, mais de 6,1 %. C’est que, contrairement au panier de référence de l’IPC, qui reste toujours le même, les ménages canadiens ont substitué certains biens et services pour s’adapter à leurs variations de prix.
On y voit surtout que l’influence des problèmes d’offre sur l’inflation annuelle a triplé par rapport à sa moyenne historique à partir de l’automne 2021. Sur une base trimestrielle (voir graphique), on voit qu’au même moment, la demande a joué un rôle grandissant, ce qui laisse croire à une certaine surchauffe de l’économie, mais qu’elle était redevenue un facteur négligeable au troisième trimestre de 2022, le dernier pour lequel on a des chiffres. Pendant ce temps, les pressions inflationnistes extérieures venant de l’offre restaient fortes, observent Ducharme et Arseneau, notamment en ce qui concerne l’alimentation, l’essence et les pièces de véhicules.
L’envolée de l’inflation que le monde a connue dans les derniers mois ne ressemble presque en rien à ce qu’on avait vu depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, expliquent des experts de la Banque du Canada dans une analyse dévoilée jeudi. Elle est largement la conséquence des perturbations monstres dans les chaînes de production et la demande des ménages provoquées par la pandémie et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Marquer les esprits
Il se peut que ces chocs extérieurs aient accéléré des changements plus profonds qui auront un effet plus durable sur les prix, comme un recul de la mondialisation, la hausse du nombre de départs à la retraite dans les populations vieillissantes ou les coûts du virage vers une économie plus verte. Mais pour le reste, on aurait pu penser que c’était seulement un mauvais moment à passer et attendre que la situation rentre dans l’ordre.
Ce serait ne pas tenir compte du fait que, si les consommateurs et les entreprises ne faisaient pas attention à l’inflation pendant la longue période où elle a été sous la cible de 2 % de la Banque du Canada, au lendemain de la dernière crise financière, il en est tout autrement maintenant qu’elle la dépasse allègrement, observent les experts de la Banque du Canada dans leur analyse.
Selon une théorie, ils sont des « acteurs rationnels » à qui l’on peut expliquer le contexte particulier dans lequel on se trouve et qui n’augmenteront pas leurs prix ou n’exigeront pas de hausses de salaire sachant que l’inflation finira par revenir à la normale, expliquait en septembre dans un discours l’un des sous-gouverneurs de la banque centrale, Paul Beaudry. C’est ce que les banquiers centraux appellent l’ancrage des attentes.
Selon une autre théorie, ils vont rapidement prendre l’accélération des prix et des salaires pour la nouvelle réalité et il faudra beaucoup plus que de simples explications pour changer cela. C’est ce que l’on appelle le danger de « désancrage des attentes », qui commande notamment qu’on rehausse les taux d’intérêt pour montrer qu’on prend l’affaire au sérieux.
« La vérité, comme vous pouvez vous en douter, réside quelque part entre ces deux théories », avait conclu le sous-gouverneur.
Il sera l’un de ceux qui participeront à la décision d’éventuellement poursuivre, arrêter ou renverser la hausse des taux d’intérêt de la Banque du Canada dans les prochains mois.