Des compensations difficiles à obtenir après les vols d’identité chez Desjardins

Le découragement gagne plusieurs membres de Desjardins victimes d’un vol d’identité dans la foulée de la fuite de données qui a secoué la coopérative en 2019. Certains se résignent à jeter l’éponge devant la lourdeur de la preuve documentaire à fournir et abandonnent l’espoir de toucher une quelconque compensation pour les fraudes commises à leur insu.

Une entente, conclue dans le cadre d’une action collective intentée au nom des 9,7 millions de membres de Desjardins touchés par la fuite de données, prévoit une compensation de 1000 $ pour ceux et celles qui ont subi un vol d’identité après le 1er janvier 2017 inclusivement.

Pour toucher l’indemnité, les réclamants doivent fournir une « preuve documentaire » démontrant l’accomplissement d’une fraude en leur nom. Le processus, selon plusieurs témoignages recueillis par Le Devoir, s’apparente parfois à la « maison des fous » d’Astérix.

Documents impossibles à obtenir, rapports de police refusés, délai trop court pour corriger une réclamation en litige : devant les obstacles, plusieurs renoncent à obtenir, un jour, une quelconque compensation.

Quatre essais, quatre échecs

Jean-François Rochette pensait avoir tout en main pour obtenir une indemnisation. Au plus fort de la pandémie, un inconnu a réclamé la Prestation canadienne d’urgence (PCU) en son nom. Après d’innombrables heures au téléphone à attendre de parler à quelqu’un, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a finalement reconnu la fraude et mis son dossier en règle.

Le pilote de ligne n’avait toutefois aucune preuve écrite de sa mésaventure et de son dénouement. Dans son dossier en ligne, le remboursement des 3000 $ perçus à son insu apparaissait, en plus d’une reconnaissance d’erreur de la part de l’ARC. Les captures d’écran montrant l’un et l’autre, pensait M. Rochette, allaient suffire à lui faire toucher l’indemnité.

Pour étoffer sa réclamation, il a ajouté les documents préparés par son comptable selon lesquels une fraude avait modifié ses impôts.

Sa demande a essuyé un premier refus, la preuve documentaire ne suffisant pas aux yeux de RicePoint, l’administrateur désigné par Desjardins pour gérer le programme d’indemnisation. Jean-François Rochette avait alors 45 jours pour corriger sa réclamation. Pendant cette période, il a cogné à la porte de quatre agences gouvernementales dans l’espoir d’obtenir un document attestant la fraude subie. Chaque fois, il a essuyé un autre refus.

« J’ai d’abord appelé l’Agence du revenu du Canada en pensant obtenir une preuve, raconte M. Rochette, mais elle m’a dit qu’elle ne produisait pas de papiers attestant une fraude. »

L’ARC l’a plutôt renvoyé vers Service Canada, qui l’a redirigé vers Revenu Québec, qui l’a ensuite réorienté vers le Centre antifraude du Canada. Personne n’a pu l’aider : après avoir patienté de nouveau plusieurs heures au téléphone pour expliquer, chaque fois, sa situation, le pilote a vu la résignation le gagner.

« J’ai abandonné, explique-t-il. J’avais jusqu’au 19 décembre et je ne savais plus vers qui me tourner pour mettre la main sur un document. C’est de l’argent et du temps perdus… Je ne suis certainement pas le seul : je ne connais personne pour qui ç’a été facile. »

« Un document qui n’existe pas »

Sarah Power a connu le même parcours. Elle aussi victime d’une fraude de PCU à l’été 2020, elle a dû passer deux ans à se battre pour régler son dossier. « Ç’a été merveilleux, lance-t-elle avec ironie. Chaque fois, il fallait parler à quelqu’un qui ne connaissait pas mon dossier et s’adresser à des gens qui ne savaient pas trop quoi faire. »

L’ARC a finalement reconnu la fraude, mais uniquement par téléphone. « Je n’ai jamais reçu de papiers stipulant que j’avais été victime d’un crime », indique Mme Power. Elle a déposé une réclamation pour obtenir un dédommagement de 1000 $ auprès de Desjardins — sans succès.

« J’ai envoyé deux T4, un premier qui montrait les 6000 $ de PCU perçus frauduleusement et un autre qui les annulait. J’ai aussi envoyé les captures d’écran de ma déclaration au Centre antifraude. Pour être sûre, j’ai aussi transmis une copie des courriels échangés avec ma comptable, en plus de joindre une lettre que j’avais écrite à l’ARC pour expliquer que j’avais été victime de fraude. »

Réponse de RicePoint : il manque des informations. Sarah Power a contacté l’administrateur, qui n’a pas su lui expliquer quels documents précis il désirait. Une personne lui a dit qu’une lettre de l’ARC pourrait peut-être faire débloquer son dossier, soit le document que Jean-François Rochette a tenté d’obtenir, en vain.

« Je n’ai pas vraiment envie de faire affaire avec l’agence : j’ai dû l’appeler tous les mois pendant deux ans pour régler le vol d’identité », déplore Sarah Power.

Nouvellement mère, celle-ci a décidé de jeter l’éponge par dépit et par manque de temps. « Les 1000 $, je n’en ai pas besoin : je suis médecin, explique Sarah Power. Pour moi, ce n’est pas une question d’argent. C’est juste pour le principe. »

Le Devoir a recueilli trois autres témoignages faisant état de la difficulté pour les réclamants d’obtenir une indemnité. Un comptable lui aussi victime d’une fraude à la PCU, Gabriel Laurin, a transmis un journal détaillé des événements. Le Devoir a pu consulter les cinq pages de documents envoyés à RicePoint. Elles comprennent notamment des captures d’écran de son dossier de l’ARC, une description détaillée des événements et des démarches entreprises, en plus d’un rapport du Service de police de la Ville de Montréal.

Sa réclamation est également refusée. « J’ai travaillé à temps plein pendant la pandémie, c’est impossible que j’aie touché la PCU, soutient-il. Ce que l’administrateur me demande, c’est une conclusion d’enquête. C’est comme me demander quelque chose qui n’existe pas ! »

« Faciliter la réclamation »

Au moment d’approuver l’entente, l’été dernier, la Cour supérieure du Québec a spécifié que les membres victimes d’un vol d’identité pouvaient soumettre « une variété de documents », notamment des captures d’écran, pour obtenir leur compensation. « Le tout, a ajouté le magistrat Claude Bouchard, afin de faciliter [l]a réclamation. »

Desjardins a indiqué au Devoir avoir reçu des appels de membres demandant des documents qui viendraient étayer leur réclamation auprès de RicePoint. La coopérative souligne qu’elle n’est pas juge et partie dans cette affaire : c’est l’administrateur qui établit les critères d’admissibilité et qui détermine la validité des réclamations.

RicePoint n’a pas répondu aux questions ni à la demande d’entrevue du Devoir. Selon l’entente judiciaire, l’administrateur a l’obligation de transmettre, dans les 120 premiers jours de l’année, un rapport indiquant notamment le nombre de réclamations reçues — et refusées.

Le Devoir a contacté deux avocats qui ont mené l’action collective intentée contre Desjardins. Mes Karim Diallo et Jérémie Longpré, des cabinets Siskinds Desmeules et Kugler Kandestin, ont indiqué n’avoir jamais eu vent des obstacles rencontrés par les réclamants.

Me Diallo précise toutefois que le tribunal peut formuler de nouvelles directives si des difficultés imprévues apparaissent dans le processus de réclamation. L’administrateur ou les réclamants peuvent en faire la demande s’ils le jugent nécessaire.

Sarah Power, de son côté, songe à quitter Desjardins pour se faire justice elle-même. « C’est ma caisse depuis que je suis au primaire, mais depuis deux ans, c’est surtout la source de beaucoup de frustration, et je pense changer d’institution. »

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