Bienvenue à l’ère des polycrises

Pandémie, bouleversements climatiques, flambée inflationniste, guerre, fièvre populiste… Loin de s’atténuer, les grandes crises qui secouent le monde ne semblent, depuis quelques années, vouloir que se multiplier, quand ce n’est pas se mélanger et s’aggraver les unes les autres. Bienvenue à l’ère des « polycrises ».
« Je peux me rappeler des moments où l’économie mondiale faisait face à des situations aussi graves et même plus graves encore, mais c’est l’ensemble de problèmes le plus complexe, le plus disparate et le plus transversal […] dont je me souvienne en 40 ans à m’intéresser à ce genre de chose », disait cet automne, dans le Financial Times, l’économiste émérite Larry Summers.
L’ancien secrétaire américain au Trésor faisait entre autres référence aux retombées de la pandémie de COVID-19, à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la crise énergétique que cette guerre a provoquée, à l’envolée de l’inflation et à l’escalade synchronisée des taux d’intérêt des banques centrales à travers le monde, ainsi qu’à l’urgence de la transition verte et à l’impact des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes. On aurait pu y ajouter d’autres facteurs pas toujours économiques, mais qui peuvent tout de même rapidement avoir des conséquences sur l’économie, comme la crise de confiance à l’égard des institutions démocratiques, l’autoritarisme de plus en plus décomplexé de plusieurs régimes, la tension grandissante entre l’Occident et son ancienne coqueluche chinoise ou encore les problèmes d’endettement dans les pays riches comme dans les pays pauvres.
Depuis quelques mois, un mot revient pour nommer cette accumulation de problèmes mondiaux : polycrise. Le sociologue, philosophe et théoricien français de la complexité Edgar Morin aurait été l’un des premiers à l’utiliser, il y a un quart de siècle, pour décrire particulièrement la situation provoquée par la crise climatique. L’ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker l’avait aussi employé en 2018 pour dépeindre les années troubles que venait de traverser l’Europe.
L’expert en histoire économique Adam Tooze s’est récemment fait l’un des principaux champions de l’expression. Une polycrise n’est pas seulement une multitude de crises qui arrivent en même temps, précise-t-il. C’est une situation où les chocs qu’elles produisent interagissent entre eux de manière à ce que « l’ensemble soit encore plus dangereux que la somme de ses parties ».
Un monde interconnecté
Ce n’est pas la première fois, en effet, que le monde est aux prises avec plusieurs problèmes graves en même temps, admettent nos experts. Cela fait d’ailleurs des années que le Forum économique mondial de Davos dresse la liste des dangers les plus graves ou les plus probables qui menacent la planète. La semaine prochaine encore, son Rapport sur les risques mondiaux placera probablement en tête les enjeux environnementaux, auxquels viendront se greffer des dizaines d’autres périls, comme la dégradation de la cohésion sociale, les migrations involontaires, les conflits pour l’accès à l’eau ou un grand dérapage technologique.
Plusieurs de ces menaces, comme des problèmes auxquels nous faisons actuellement face, sont déjà bien comprises par les experts, observait le mois dernier, dans un article destiné à la presse, Michael Lawrence, chercheur au Cascade Institute, un centre de recherche spécialisé dans la convergence des crises et basé à l’Université Royal Roads, en Colombie-Britannique.
On trouve aussi des spécialistes capables de comprendre les interactions entre certains phénomènes comme le réchauffement climatique et l’économie. « Mais qui aurait prédit qu’une pandémie mondiale forcerait les gouvernements à imposer des mesures sanitaires qui interagiraient avec la polarisation politique, la désinformation et la radicalisation pour mener un “Convoi de la liberté” et ses drapeaux frappés de la croix gammée à Ottawa ? »
Deux choses importantes ont changé au fil des ans, expliquait en novembre, dans le New York Times, le politologue et directeur du Cascade Institute, Thomas Homer-Dixon. La première est à quel point notre mode de vie dépasse aujourd’hui les limites de ce qui est soutenable sur la planète. La seconde est l’ampleur, la vitesse et la complexité de nos interconnexions économiques, sociales et culturelles.
Le chercheur canadien illustre ainsi le genre de « cercle vicieux » qui peut s’établir entre différents problèmes. « Le réchauffement climatique nuit à la santé des personnes et provoque des catastrophes météorologiques qui affectent les infrastructures et la production alimentaire sur toute la planète. Dans les pays les plus pauvres, ces problèmes limitent la croissance économique et creusent les inégalités déjà existantes. Une croissance plus faible et des inégalités plus importantes, où qu’elles se produisent, intensifient l’extrémisme idéologique. Et cet extrémisme rend plus difficile l’établissement d’un consensus national et international sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce qui aggrave la crise du réchauffement climatique. »
Complexité… et volonté
Le concept de polycrise implique ainsi que l’on reconnaisse que le monde est aujourd’hui plus complexe et plus imprévisible que ce qu’on se plaît à penser, disent nos experts, mais pas seulement ça. C’est aussi une invitation à surmonter notre tendance à penser en vase clos et à creuser la question des interactions entre différents phénomènes.
Et le problème n’est pas toujours notre difficulté à comprendre la nature et les interrelations entre les dangers qui nous menacent, rappelle Michael Lawrence. « Nous avons, par exemple, une meilleure compréhension scientifique des changements climatiques que jamais auparavant, en plus de cibles de réduction d’émission [de gaz à effet de serre] et de plans d’action. Nous savons aussi que les changements climatiques vont aggraver la pauvreté, les migrations et les conflits. Dans ce cas, le principal problème n’est pas notre ignorance, mais plutôt l’inaction de nos dirigeants et les manoeuvres de puissants intérêts. »