La peur que les salaires alimentent l’inflation semble exagérée

C'est la première fois qu'on voit la moyenne mondiale des salaires diminuer, une fois pris en compte l'effet de l'inflation, depuis que cette donnée a commencé à être comptabilisée, en 2008.
Photo: Valérian Mazataud archives Le Devoir C'est la première fois qu'on voit la moyenne mondiale des salaires diminuer, une fois pris en compte l'effet de l'inflation, depuis que cette donnée a commencé à être comptabilisée, en 2008.

Les banques centrales avaient très, très peur que l’inflation provoque une escalade des salaires qui nourrirait l’envolée des prix en retour. Mais cette fameuse « spirale salaire-prix » ne s’est pas matérialisée, et les travailleurs voient leur pouvoir d’achat continuer de reculer en attendant la récession.

C’est une histoire qui commence bien. On a beaucoup raconté, à raison, comment la terrible crise économique du début des années 1980 et 1990 ainsi que la montée de certaines valeurs de droite se sont traduites par une baisse graduelle du pouvoir d’achat réel des ménages. Ce qu’on dit moins, c’est comment cette tendance s’est renversée au Québec quelque part à partir du milieu des années 1990.

La Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke est venue documenter ce phénomène avec une étude mercredi, qui suit l’évolution du pouvoir d’achat réel de 14 types de ménages différents. On y voit notamment que, de 2000 à 2019, l’augmentation totale du revenu médian disponible des Québécois a été de 13 % (personnes seules de 75 ans et plus) à 64 % (familles monoparentales), les couples avec enfants (40 %) et sans enfant (38 %) se trouvant quelque part au milieu.

Ces hausses du pouvoir d’achat qui tiennent compte de l’inflation sont attribuables à des gains de productivité qui se sont reflétés dans les salaires ainsi qu’à des baisses d’impôts et des augmentations de transferts sociaux destinées notamment aux ménages avec enfants, ont expliqué les auteurs de l’étude. Ils auraient pu sans doute aussi évoquer l’effet de la mise en place d’un réseau public de services de garde et les autres politiques familiales de la fin des années 1990, qui ont favorisé grandement la participation des femmes au marché du travail.

Puis est survenue la pandémie de COVID-19, qui a forcé les pouvoirs publics à mettre entre parenthèses des pans entiers de leurs économies en compensant tant bien que mal les pertes de revenus des travailleurs touchés par des programmes d’aide financière massive. Les lourds nuages de la COVID commençaient à peine à se disperser que c’est le coût de la vie qui s’est mis à s’emballer, faisant notamment reculer, cette année, le pouvoir d’achat réel des couples avec enfants (-2,1 %) et sans enfant (-1 %) de même que celui des familles monoparentales (-3,9 %), a estimé la Chaire de l’Université de Sherbrooke.

La spirale maléfique

Gardiennes d’une inflation basse et stable, les banques centrales se sont mises, au même moment, à craindre que cette escalade des prix sème le doute sur leur capacité de corriger la situation et donne l’idée aux travailleurs de réclamer des augmentations de salaire plus importantes qu’à l’habitude et à leurs employeurs, aux prises avec une pénurie de main-d’oeuvre, de la leur accorder. Bien que de l’avis de la Banque du Canada elle-même, la montée de l’inflation soit « essentiellement » le fait de facteurs externes à l’économie canadienne, son gouverneur, Tiff Macklem, avait si peur de voir s’installer « une spirale des salaires et des prix qui s’autoalimente » qu’il priait, cet été, les entreprises de tenir bon face aux demandes de leurs employés.

« La forte inflation que nous avons aujourd’hui n’est pas normale. Elle ne va pas durer, a-t-il martelé lors d’une vidéoconférence à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. N’intégrez pas cela dans les contrats à long terme. N’intégrez pas cela dans les contrats salariaux. »

Mais pour s’assurer que tout le monde comprend bien le message, le mieux est de montrer comment les banques centrales prennent toute cette affaire au sérieux et de relever les taux d’intérêt bien plus vite et plus haut qu’on l’aurait fait normalement, avait expliqué la Banque du Canada dans son Rapport sur la politique monétaire du mois de juillet. « Une fois les anticipations d’inflation fermement arrimées à la cible d’inflation, une spirale des salaires et des prix est beaucoup moins probable. »

-2,1 %
C'est la baisse de pouvoir d'achat qu'ont connue les couples avec enfants cette année, selon la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke.

Les taux d’intérêt au Canada, comme dans plusieurs autres pays, ont ainsi bondi cette année, donnant un coup de frein à la consommation des ménages et à l’investissement des entreprises et laissant entrevoir une période économique amorphe, voire des récessions qu’on espère modestes.

Or, lorsqu’on se penche sur le cas d’un peu plus d’une vingtaine d’épisodes inflationnistes similaires à ce que nous connaissons aujourd’hui et qui se sont produits dans des pays avancés au cours des 50 dernières années, on constate que, « dans l’ensemble, ces épisodes n’ont pas créé de spirale prix-salaire », expliquait cet automne l’un des auteurs d’une analyse détaillée de la question du Fonds monétaire international. Cela tient notamment au fait que les salaires n’étaient pas la cause première de la montée de l’inflation, que cette inflation vient déjà plomber la demande des consommateurs et que, comme aujourd’hui, les banques sont promptes à serrer la vis avec leurs taux d’intérêt en cas de doute.

Une autre sorte de spirale

Chose certaine, l’augmentation des salaires était bien loin d’alimenter la flambée inflationniste en première moitié de l’année dans le monde, observait le mois dernier l’Organisation internationale du Travail dans son portrait annuel de la situation. En fait, c’était même la première fois qu’on voyait la moyenne mondiale des salaires diminuer, une fois pris en compte l’effet de l’inflation, depuis que cette donnée a commencé à être comptabilisée, en 2008, à raison notamment d’un recul de 2,2 % dans les économies avancées. Comme la productivité du travail n’a pas cessé, de son côté, d’augmenter, « il semblerait [pourtant] envisageable d’augmenter les salaires sans pour autant craindre de provoquer une spirale salaires-prix », y disait-on.

Cela ne semble pas près d’arriver au Canada ni au Québec, à en croire les plus récentes statistiques sur l’inflation dévoilées mercredi. Aux prises avec une hausse, en un an, de 6,8 % des prix à la consommation, les travailleurs québécois ont continué de s’appauvrir au mois de novembre puisque leur salaire horaire moyen n’a augmenté, au même moment, que de 6,4 %. C’était la même chose le mois d’avant (6,4 % contre 5,6 %), et le mois d’avant encore (6,5 % contre 5,6 %), et avant encore (7,1 % contre 6,9 %)…

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