Coup de froid dans l’industrie du GNR

Énergir annonçait mardi qu’elle se lançait dans la production de GNR grâce à un partenariat avec Nature Energy, géant danois de la biométhanisation récemment racheté par Shell.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir Énergir annonçait mardi qu’elle se lançait dans la production de GNR grâce à un partenariat avec Nature Energy, géant danois de la biométhanisation récemment racheté par Shell.

Par sa filiale Nature Energy, Shell pourrait recevoir des centaines de millions de dollars en aides publiques pour produire du gaz naturel renouvelable (GNR) au Québec à partir de résidus agricoles. La filière québécoise de la biométhanisation dénonce vertement le tapis rouge qu’Énergir déroule, selon elle, à Nature Energy en devenant son partenaire pour transformer les déchets agricoles en GNR.

Énergir annonçait mardi qu’elle se lançait dans la production de GNR grâce à un partenariat avec Nature Energy, géant danois de la biométhanisation récemment racheté par Shell pour deux milliards de dollars américains. Un investissement conjoint d’un milliard de dollars permettra de construire 10 méga-usines dans les prochaines années. Celles-ci devraient produire annuellement jusqu’à 200 millions de mètres cubes de GNR à partir de lisier et de fumier. Cette entente découle de négociations ayant débuté il y a près d’un an, a confirmé Nature Energy au Devoir.

Or, l’annonce n’est pas passée comme une lettre à la poste. La grogne est vive, palpable, parmi les producteurs québécois de GNR qui, depuis des années, jettent les bases de la filière aux quatre coins de la province. « Cette annonce, c’est une bombe nucléaire dans l’industrie », lance l’un d’eux. Le Devoir s’est entretenu avec une dizaine de dirigeants qui, par crainte de représailles commerciales, ne peuvent parler publiquement.

Car voilà, tous entretiennent une relation d’affaires avec Énergir. La réussite de leurs projets passe par le réseau du distributeur. « Je suis en short devant [Énergir] pour lui quémander un prix qui a du sens pour le GNR. Toute critique de ma part serait préjudiciable. Je suis commercialement muselé », résume l’un d’eux.

Au Québec, l’entreprise Énergir est un incontournable. L’ancienne Gaz Métro détient plus de 95 % du marché de la province. Les producteurs de GNR n’ont d’autres choix que de négocier avec elle pour distribuer leurs molécules et établir le prix de leur production.

200 millions
C’est la quantité de GNR, en mètres cubes, que devraient produire annuellement les 10 méga-usines de Nature Energy construites dans les prochaines années à l’aide d’un investissement conjoint avec Énergir.

Les plus critiques parlent de « trahison » de la part d’Énergir, d’autres évoquent une « perte de confiance ». Plusieurs évoquent une « apparence de conflit d’intérêts » découlant des deux rôles que devra assumer Énergir. « Je ne sais vraiment pas comment ça va se passer à partir de maintenant. C’est à la fois notre unique distributeur, et il devient notre principal compétiteur », dit un p.-d.g. qui souligne au passage qu’Énergir a accès à toutes les informations confidentielles et concurrentielles de leurs projets.

« On est conscient que c’est une annonce qui a un impact, vu notre rôle dans l’industrie », dit en entrevue au Devoir Éric Lachance, p.-d.g. d’Énergir. Il se veut rassurant : « Dans notre gouvernance, quand on parle de GNR, il y a chez Énergir des gens clairement désignés qui s’occupent de l’achat de la molécule [pour que nous puissions la distribuer dans notre réseau]. Et ces gens ne peuvent pas être partie prenante des discussions sur le plan de la production. » Il y aura « un mur de Chine » entre ces deux équipes chez Énergir, assure-t-il.

Quant à la présence de Shell, qui a racheté Nature Energy il y a moins d’un mois ? « On ne commencera quand même pas à leur reprocher de se diversifier , répond-il, soulignant que d’autres entreprises font de même. En octobre, le géant pétrolier britannique BP a déboursé 4,1 milliards de dollars pour acheter Archaea Energy, producteur américain de GNR. En novembre, c’est BlackRock, important gestionnaire d’actifs présent dans les hydrocarbures, qui a mis la main sur le producteur de GNR américain Vision Ridge Partners en payant 700 millions de dollars américains.

Quant aux centaines de millions de dollars dont pourrait bénéficier Shell par sa filiale, Éric Lachance estime qu’il faut percevoir ces sommes potentielles sous un autre angle. « Le GNR qui va être produit va être consommé au Québec. Et si appuis financiers il y a, ça va être au bénéfice des consommateurs québécois de GNR. »

Outre la présence de Shell, les producteurs québécois jugent que le modèle d’affaires de Nature Energy ne répond pas aux particularités agricoles québécoises. L’entreprise danoise se spécialise dans les mégaprojets, dont les capacités de production sont dix fois plus élevées. « C’est un monstre qui débarque au Québec et qu’on va devoir alimenter », résume un producteur.

Je ne sais vraiment pas comment ça va se passer à partir de maintenant. C’est à la fois notre unique distributeur, et il devient notre principal compétiteur.

 

Dans les communautés où elle s’installera, cela va se traduire par des allers-retours de 100 à 150 camions transportant des déchets agricoles comme du lisier et du fumier. La seule présence d’une méga-usine créera une concurrence notable pour établir des ententes avec les agriculteurs, indiquent les producteurs.

« Nous, on se considère pas en compétition, rétorque pour sa part Marie-Ève Tremblay, vice-présidente au Partenariat chez Nature Energy Canada. Il y a assez de biomasses au Québec pour avoir plein de projets de biométhanisation : des petits, des moyens et des grands. »

Nature Energy cible des régions à forte densité agricole, rappelle-t-elle, estimant le « fantastique modèle danois » adapté à celui du Québec. « On évalue que la disponibilité de la biomasse est de deux à quatre fois supérieure à ce qui est nécessaire pour exploiter une de nos usines. Donc, il y a de la place pour tout le monde. » Éric Lachance, d’Énergir, estime également que plusieurs modèles peuvent cohabiter dans la province et que les projets seront complémentaires.

Quant au directeur général de l’Union des producteurs agricoles, Charles-Félix Ross, il n’a pas de position ferme. « Notre réaction en premier lieu, c’est le fait que c’est un projet très ambitieux, de produire du GNR à cette échelle-là. »

L’arrivée de tels projets soulève des questions, dit-il, citant le défi de l’approvisionnement : « Prenez leur premier projet à Farnham, il faudrait aller chercher environ le quart du lisier et du fumier produit dans la région, ce qui est beaucoup. » L’accès à la ressource sera un enjeu de taille. Deux autres projets de biométhanisation de moindre taille sont projetés à quelques kilomètres.

Ensuite vient la question de « l’innocuité du digestat », soit la qualité de la matière qui sortira des usines pour être épandue sur les terres. M. Ross soulève également des questionnements quant à l’impact possible d’une telle production de digestat au sein de la production agricole : « Actuellement, il y a des ententes entre des producteurs porcins, par exemple, pour que leur lisier serve de fertilisant sur les grandes cultures. La production agricole tient à cet équilibre entre les différentes ressources », explique-t-il, indiquant qu’il faut voir comment cette grande production pourra s’insérer dans l’écosystème québécois.

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